Menakib-i Hünkâr Hajji Bektash- i Wali
(Vilayetname- i Hajji Bektash)

Seyyid Muhammed ibn-i Musâ-yi Sânî

 

Louanges et remerciements à Dieu!

Après la prière et le salut à Mohammed, sachez que ce livre se nomme le Vilayet name.
Il nous raconte la vie et les prodiges du Maître Hadj Bektash el Khorassani.
Nous avons réuni ces légendes afin que les amis des saints les entendent avec les oreilles de l'esprit et les lisent avec l'oeil de vérité. Elles ne sont qu'un rayon du soleil, qu'une goutte de l'océan !

 

 

Extraits

Généalogie de Bektash (21-26)

Bektash et Noureddin Hodja (85-89)

Bektash et Kara Faki (le juge noir) (94-95)

Bektash et Mollah Sadeddin (148-161)

 

Généalogie de Bektash

Que Dieu lui fasse miséricorde et loue le secret de sa sainteté!

Bektash est le fils d'Ibrahim el Sâani, dont le véritable nom était Seyid Mohammed. Seyid Mohammed, lui, est le fils de Moussa el Sâani (second Moïse), lui-même fils d'Ibrahim Moukerrem al Moudjaab, le frère du sultan du Khorassan Ali Ibn i Moussa el Riza. Ali el Riza, Ibrahim, Abbas, Kassim et Hamza étaient tous d'une même mère nommée Nedjmet el Nesseviyye. L'Imam Moussa el Kazim eut trente-neuf fils dont seize devinrent célèbres et dix-neuf filles parmi lesquelles seize connurent une réputation durable. Le frère de l'Imam Ali el Riza était Ibrahim el Moussa, fils de l'Imam Moussa el Kazim, fils de l'Imam Djafer-i Sâdik, fils de l'Imam Mohammed-i Bakir, fils de l'Imam Zeyn el Abidin, fils de l'Imam Hussein, fils de Ali al Moutaza. La mère de Hussein était donc la fille du Prophète, Fatimat al Zehra. Et son grand-père était donc Mohammed Mustapha. Ainsi Hadj Bektash Veli est sans conteste un seyid *.

* Descendant du Prophète.

La légende rapporte que l'Imam Moussa el Kazim fut martyrisé à Bagdad sur l'ordre de Haroun al Rashid. Ses fils furent dispersés. Ali el Riza partit pour La Mecque et son frère Ibrahim al Moudjaab partit s'installer dans le pays de Khorassan, dans la ville de Nishabour. Le fils de Haroun al Rashid, Me'Mun fit de la ville de Tus sa capitale et invita Ali el Riza à revenir de La Mecque pour s'installer dans le Khorassan. Il se soumit à l'Imam mais plus tard, il l'empoisonna. Après la mort de Haroun al Rashid, Me'Mun alla s'installer à Badgad et en devint le calife. Le peuple du Khorassan prit alors Ibrahim al Moudjaab comme sultan. Ibrahim eut dix fils : Moussa el Sâani, Isaac, Davud, Yahya, Haroun, Ibrahim el Riza, Tuyyar, Djafer, Ali et Hassan.

Un jour le Turkestan partit en guerre contre Ibrahim mais celui-ci leva une armée et vainquit l'ennemi qui dut se soumettre. Ibrahim mourut de mort naturelle et fut enterré au Turkestan, dans la ville de Toukan. Après sa mort, son fils aîné, Moussa el Sâani, fut considéré par le peuple du Khorassan comme le sultan. Il régna avec justice et épousa la fille de l'un des nobles du pays. Elle s'appelait Zeynneb. Mais le temps passait et leur union n'avait donné naissance à aucun enfant ; ceci était la cause de la tristesse qui régnait dans le palais et dans le coeur du sultan.

Un matin, Zeynneb Hatoun était assise à une fenêtre du palais et observait, pleine de tristesse, le ruisseau qui coulait en contrebas. Elle pouvait voir des arbres magnifiques; les pelouses étaient verdoyantes et parsemées de fleurs. Tandis qu'elle rêvait devant ce beau paysage, elle aperçut un jeune homme d'une beauté extraordinaire. Ce jeune homme attacha son cheval à un arbre près du ruisseau et commença à faire ses ablutions. Quand Zeynneb le vit si proche, ses yeux s'ouvrirent ainsi que son coeur et elle se dit : « Celui-ci ne peut pas être un homme de vanité! » Et elle ordonna à l'une de ses servantes d'aller se renseigner sur ce jeune cavalier. Aux questions de la servante, il répondit : « Je me nomme Ali el Riza et suis un descendant du prophète. J'arrive de Médine. »

La servante rapporta cette réponse à Zeynneb Hatoun qui fit appeler son mari pour l'avertir que le fils de son oncle venait d'arriver. Moussa el Saani arriva et sa femme lui montra Ali el Riza par la fenêtre du palais. Moussa el Sâani alla tout de suite à sa rencontre, il se fit connaître et l'invita dans son palais. Là, on étala une nappe et l'on servit des mets variés. L'Imam el Riza était dans une période de jeûne mais Moussa el Sâani le pressa tellement qu'il consentit à rompre son jeûne et à prendre quelques morceaux.

Zeynneb Hatoun avait préparé du sirop pour son invité et elle le lui fit porter dans un flacon. Quand il vit ce flacon, l'Imam poussa un grand cri et des larmes jaillirent de ses yeux.

« Ah, s'écria-t-il, notre ancêtre Hussein a connu le martyre de la soif à Kerbela! Comment pourrions-nous donc boire le moindre sirop? »

Et il recracha ce qu'il venait de boire dans un bol. Moussa el Sâani s'abstint de boire du sirop et se mit aussi à pleurer. Alors l'Imam lui demanda : « O toi le fils de mon oncle, pourquoi pleures-tu ?

- O Imam, répondit Moussa el Sâani, une grande partie de ma vie s'est déjà écoulée et je n'ai toujours pas vu le visage d'un fils ou d'une fille. Vos souhaits sont toujours exaucés par Dieu. Faites un voeu pour moi, vous qui êtes assis sur le divan de l'Imam. Que Dieu offre un fils à son esclave! » A ces mots, l'Imam leva les mains au ciel et se mit à prier. Puis il frotta son visage de ses mains et Dieu accepta sa requête. Alors, demandant la permission de se retirer, il reprit son cheval, l'enfourcha et disparut bientôt à l'horizon. Moussa el Sâani retourna auprès de sa femme avec le bol qui contenait le sirop que l'Imam avait recraché. Comme Zeynneb lui demandait pourquoi ils n'avaient pas bu ce sirop, il lui raconta ce qui s'était passé. Alors Zeynneb prit le bol et en but le contenu. Cette même nuit, elle s'unit à son mari et de cette union devint enceinte. Quand vint le moment, un fils naquit et son visage avait la beauté d'une lune de quatorze jours. Le sultan Moussa el Sâani fut rempli de joie par cette naissance. Il distribua des aumônes aux pauvres et couvrit ses proches de présents. Il y eut des réjouissances et tout le monde se restaura, but et pria. On proposa de nommer l'enfant « Sevintsh » (la joie) ou « Guventch » (la confiance). Finalement on choisit pour nom Mohammed et pour prénom Ibrahim el Sâani car il ressemblait beaucoup à son grand père Ibrahim al Moudjaab. On nomma des gouvernantes pour l'enfant, et, quand il eut grandi, on lui donna un maître pour son éducation. A quatorze ans, il était devenu un jeune homme incomparable par sa beauté, sa générosité, sa maturité, son heureux caractère et son courage. A cette époque, Dieu rappela à lui le sultan Moussa el Sâani et les sages du pays tinrent un conseil pour confier le trône du Khorassan à Ibrahim el Sâani qui fit du pays un royaume de justice. Un jour, Ibrahim el Sâani partit à la chasse. A son retour, il passa devant un ruisseau. Or ce ruisseau était le lieu où les jeunes filles du pays se réunissaient pour faire la lessive. Parmi elles se trouvait une fille d'une beauté incomparable. Dès que le regard du sultan se posa sur elle, l'amour envahit son coeur et son âme et toute patience l'abandonna. De retour au palais, il alla voir sa mère le visage couvert de larmes. Le coeur de Zeynned fondit à ce spectacle et elle s'écria : « O toi qui es le recoin le plus précieux de ma poitrine, dis-moi ce qui cause ces pleurs. »

Le sultan lui raconta ce qui était arrivé et Zeynneb envoya une de ses servantes pour qu'elle se renseigne. Celle-ci revint bientôt pour dire que cette jeune fille se nommait Hatem et qu'elle avait pour père un noble savant du nom de Sheikh Ahmed qui habitait à Nishabour. Alors Zeynneb envoya des messagers à Sheikh Ahmed et celui-ci fut rempli de joie par cette nouvelle. Ainsi eut lieu le mariage du sultan Ibrahim et de Hatem Hatoun. Ils restèrent mariés vingt-quatre ans sans qu'aucun enfant ne leur vint, ni fille ni garçon. Au cours de cette période survint la mort de Zeynneb Hatoun. Les jours et les mois s'écoulaient...

Un beau jour, Ibrahim el Sâani réunit les sages et les nobles du pays et leur dit : « Je n'ai aucun héritier. Que me conseillez-vous de faire? »

Les nobles et les sages lui répondirent : « Organisons une grande réunion à laquelle nous convierons tous les savants, tous les hafiz (ceux dont l'emploi consiste à lire le Coran), tous les derviches et tous les pauvres de la ville. Les hafiz réciteront le Coran tandis que les savants, les pauvres et les derviches prieront. Espérons que Dieu, accédant à leurs prières, te donnera un fils. »

Cette proposition agréa au sultan et il envoya des messagers dans tous les coins du pays. On réunit ainsi tous les savants, les hafiz, les derviches et les pauvres. Pendant une semaine entière, on lut le Coran et l'on pria.

Puis le sultan remit un cadeau à chacun des participants et distribua de l'or et de l'argent en de telles quantités que cela défie l'imagination ou le calcul. Enfin, avec la permission du sultan, chacun se retira. Cette nuit même, le sultan s'unit à sa femme et, avec le pouvoir de Dieu, Harem Hatoun devint enceinte. Quand vint le moment, il naquit un garçon au visage beau comme la lune du quatorzième jour. Chacun se réjouit et l'enfant fut nommé Bektash (pierre précieuse).

Les légendes au sujet de cette naissance sont innombrables. On dit qu'arrivée à terme, Hatem Hatoun s'allongea sur un divan et qu'elle vit en songe son fils naître sans qu'elle éprouve la moindre douleur. Lorsqu'elle se réveilla, elle s'aperçut que l'enfant était né, qu'elle n'avait ni souffert ni même perdu une goutte de sang. Quand elle voulut donner le sein à Bektash, celui-ci le refusa. Arrivé à l'âge de six mois, il répétait, en levant son index : « Je témoigne qu'il n'y a de Dieu qu'un seul Dieu. Cette unité ne fait pas de doute. Je témoigne que Mohammed est son serviteur et son messager et qu'Ali est l'ami de Dieu. »

Durant toute son existence, Hadj Bektash Hunkar ne succomba jamais au désir charnel. Jamais il ne médit d'autrui ni ne posa ses pieds sur le sol sans avoir fait ses ablutions. Jamais il ne quitta la prière et la soumission.

 

Bektash et Noureddin Hodja (85-89)

Idris avait un frère qui s'appelait Sarou. Or Sarou commença à critiquer le séjour de Bektash chez son frère et les paysans se mirent à faire des commérages. On racontait que Bektash était amoureux de Kadindjik et que c'était là la seule raison de son séjour chez eux.

Donc, un jour, Sarou dit à son frère : « N'as-tu pas honte de continuer à héberger ce derviche chez toi? Laisse-le partir où il veut ! Qu'il s'en aille !

- Occupe-toi de tes affaires ! répliqua Idris, tu ne comprends pas la situation. Ce derviche dont tu parles est un homme de Dieu. Il en a l'apparence et il l'est réellement. »

Et il raconta à son frère tous les prodiges de Bektash mais ce récit n'impressionna nullement Sarou. A cette époque, le bey de la ville de Kirshehir s'appelait Noureddin Hodja. C'était un vassal du sultan seljoukide. Sarou, qui était furieux de l'attitude de son frère, déclara

« Puisque les paroles d'autrui ne parviennent pas à lui faire honte, il n'y a qu'une solution : je vais informer le bey de cette situation.

Il prit donc le chemin de Kirshehir et alla voir Noureddin Hodja et lui tint ce discours : « O mon Sultan! Un derviche d'une apparence suspecte vient de s'installer chez mon frère et il n'en bouge plus. Veuillez envoyer un homme pour le chasser. »

Le bey envoya un de ses hommes. Comme son envoyé arrivait à Karahuyuk par le bas du village, il aperçut un ruisseau, nommé Triple Ruisseau. De nos jours, ce ruisseau alimente en eau le hammam du village. En s'approchant, il vit un derviche assis sur le bord du ruisseau. Il pensa en lui-même : « Voilà probablement le derviche que nous cherchions. »

Et il alla dire à Bektash : « Le bey de Kirshehir te permet de t'en aller là où tu le désires. Mais, à compter de ce jour, tu n'es plus autorisé à séjourner ici.

- Quelles paroles surprenantes ! dit Bektash, tu parles comme si le monde entier t'appartenait. Personne ne pourra me faire bouger d'ici. Tu peux t'en aller car tes paroles sont vaines. »

L'homme retourna alors à Kirshehir et informa le bey du résultat de sa mission. Le bey monta tout de suite Me son cheval et se rendit au plus vite à Karahuyuk. Quand parvint au bord du Triple Ruisseau, il vit que le derviche était toujours là, assis. Il s'avança vers lui et le salua. Bektash Cash lui rendit son salut. Noureddin Hodja lui dit

« Êtes-vous bien le derviche qui habite chez Molla Idris ?

- C'est bien moi, répondit Bektash, que me voulez-vous? »

Alors, le bey remarqua que les moustaches et ongles de Bektash étaient très longs*. Ce n'était certes pas l'habitude de Bektash de laisser ainsi pousser ongles et sa moustache, mais ce jour-là, ce fut sous cet aspect qu'il se montra à Noureddin et une autre fois .à Mollah Sededdin.

* Selon la tradition des Sunnites, la moustache devait être taillée de manière à ce que les poils ne recouvrent pas la lèvre supérieure et les ongles devaient être taillés court. Car c'est ainsi que le Prophète lui-même faisait.

« Pourquoi n'avez-vous pas taillé vos ongles? demanda donc le bey.

Bektash de répondre : « Le faucon ne se sépare pas de ses griffes.

- Et quelle est la raison de cette moustache? poursuivit le bey.

- Le faucon a toujours une couronne de fleurs », répliqua Bektash.

Alors, le bey se mit en colère et dit : « C'est maintenant l'heure de la prière de midi! Prenez vos ablutions. »

Puis il ordonna à l'un de ses serviteurs d'aller remplir une cruche au ruisseau. Le serviteur revint et posa la cruche devant Bektash. Mais quand Bektash commença à verser, tous ceux qui étaient présents purent voir que c'était du sang qui coulait, du sang écarlate.

« Est-il permis de prendre ses ablutions avec du sang? » demanda Bektash *.

* Le sang est considéré comme impur et son contact annule les ablutions.

Le bey répondit négativement et il se dit : Il devait rester au fond de cette cruche un peu du sang de ce faon que nous avons tué ce matin à la chasse.

Il prit lui-même la cruche et alla de nouveau la remplir au ruisseau. Puis il la déposa devant Bektash, mais quand celui-ci inclina la cruche, ce fut encore du sang qui s'écoula. Noureddin pensa que c'était là l'oeuvre d'un magicien et il ordonna : « Derviche ! Lève-toi ! Va où ton coeur t'appelle mais si jamais je te revois dans la région, je détruirai tout ce que tu as construit! »

Bektash lui répondit : « Demain, à midi, on viendra t'emprisonner et on t'emmènera sans même te laisser revoir tes enfants. On t'enroulera dans une peau de mouton encore humide et on te jettera dans un endroit où tu devras ton salut à un sac de terre et à une poignée de seigle. Plus tard, quand tu verras passer des oiseaux dans le ciel, tu pleureras de nostalgie à la pensée que ces oiseaux ont survolé ton pays. »

La colère du bey redoubla quand il entendit ces paroles.

« Si demain tes prédictions ne se réalisent pas, cria-t-il, prends bien garde à toi! »

Et il décida de passer la nuit au village. Le lendemain, il reprit la route pour Kirshehir. Comme il arrivait près de la ville, il s'arrêta au lieu-dit Yudje Irkadja, pour y prendre ses ablutions; car c'était l'heure de la prière de midi. Il vit alors arriver sept cavaliers qui l'interpellèrent.

« Es-tu bien Noureddin Hodja? »

Comme il acquiesçait, les cavaliers dirent : « Nous avons l'ordre du sultan de t'arrêter où que nous te trouvions. Tu n'as même pas l'autorisation de passer chez toi et nous devons de surcroît t'enrouler dans cette peau de mouton. »

Noureddin les supplia : « Par pitié, dit-il, laissez-moi simplement passer chez moi, afin que je revoie une dernière fois ma famille et mes enfants. Après, vous exécuterez l'ordre du sultan. »

Mais les cavaliers répliquèrent qu'ils étaient tenus d'exécuter strictement les ordres du sultan. On l'enroula donc dans une peau de mouton humide et on le ligota. Le sultan seljoukide Aliuddin, le fit jeter dans une oubliette enduite de chaux, où l'on emprisonnait uniquement ceux qui avaient commis une faute grave. Car dans ce cachot la blancheur des murs rendait les gens aveugles au bout de trois ans. Du fond de cette oubliette, Noureddin se rappelait les paroles de Bektash et se dit : « Ah! Je n'ai pas su reconnaître ce saint homme! Non seulement je lui ai manqué de respect mais en plus, j'ai tenté de lui nuire ! »

Comme il se disait cela, il se rappela soudain que Bektash lui avait également prédit qu'il devrait son salut à un sac de terre et à une poignée de seigle. Il réussit à convaincre son geôlier de lui apporter un peu de terre et quelques grains de seigle. Il étala la terre sur le sol de son cachot et sema le seigle. Le seigle germa et la verdure de ces pousses sauva les yeux de Noureddin Hodja.

Quelques années plus tard, le sultan Aliuddin le fit sortir de cette oubliette en pensant que, depuis le temps qu'il y croupissait, ses yeux étaient devenus aveugles. On amena le prisonnier devant lui. Le sultan fut fort surpris de constater que sa vue ne semblait pas avoir souffert de la captivité. Il lui demanda donc comment cela se faisait et Noureddin lui conta son histoire et comment les conseils de Bektash lui avaient permis de sauver ses yeux.

Le sultan se radoucit alors un peu à son égard et il le nomma dans un village reculé de son empire si bien que, de sa vie, Noureddin ne put revoir le pays de Roum.

Lorsqu'il voyait passer des oiseaux dans le ciel, il se rappelait les prédictions de Bektash et pleurait en pensant que ces mêmes oiseaux étaient peut-être passés au-dessus du pays de Roum. Après sa mort, on le transporta à Kirshehir, à l'endroit où se trouve son tombeau de nos jours.

 

Bektash et Kara Faki (le juge noir) (94-95)

Un jour Bektash arriva, avec son entourage, à un village nommé Aladijk, au sud de Karahuyuk. Là, tous les paysans se rassemblèrent autour de lui. Une conversation s'engagea. Quand vint le moment de la prière du soir, chacun fit ses ablutions. Or, il y avait dans l'assistance un imam nommé Kara Faki. Au moment de se mettre en place pour la prière, cet imam se plaça devant Bektash et prétendit officier sans l'avoir consulté. Au moment où il aurait dû réciter la prière, il n'arriva plus à se rappeler le moindre verset du Coran. Les paysans s'arrêtèrent alors de prier et Bektash dit : « A-t-on jamais vu un homme passer devant un autre Homme pour être imam? Tu as voulu remplir cet office sans me consulter. Que ton visage devienne tout noir! »

Peu de temps avant sa mort, cet homme, qui était un savant, vit son corps devenir noir, et il s'éteignit peu après. Toute sa descendance continue à mourir de cette manière. Aucune maladie n'effraie ces gens-là, exceptée celle-ci.

* L'imam est le guide de la prière derrière lequel les fidèles s'inclinent pour la prière.

 

Bektash et Mollah Sadeddin (148-161)

Il y avait à Aksaraï un savant qui possédait quatre cents mollah (élèves). Comme il sympathisait avec un maître de Kayseri, il lui rendait visite chaque année et il s'arrêtait en chemin dans le village de Touskoeyu (le village du sel). Là, il était l'hôte du chef du village.

Une année, à cette occasion, le chef du village lui parla d'un maître qui faisait de tels prodiges que ceux qui croyaient en lui pouvaient traverser la rivière de Kizilirmak sans même se mouiller les talons.

« Si vous rendiez une visite à ce saint, poursuivit-il, nous aurions ainsi l'occasion d'en savoir davantage par votre bouche. Cependant, il y a un problème; on dit en effet que cet homme ne pratique pas la prière en communauté avec les villageois, mais avec ses seuls disciples. Pour cette raison, beaucoup de sages lui font le reproche de se tenir à l'écart de la communauté. »

Le savant, qui s'appelait Mollah Sadeddin, lui demanda alors où l'on pouvait trouver ce maître.

« A Karahuyuk! répondit le chef du village. Il y a là-bas une colline nommée Irkada. Sur cette colline se trouve un grand chêne et c'est là que tu trouveras ce saint. »

Alors, Sadeddin envoya un mollah et quelques paysans afin qu'ils invitent Bektash à venir les rejoindre. Mais en lui-même, il se disait : « Un homme qui vit à l'écart de la communauté ne mérite ni l'hospitalité ni le salut! »

Quand le mollah et les paysans eurent trouvé Bektash, ils lui transmirent l'invitation de Sadeddin.

« Par notre voie qui mène à la vérité, dit Bektash, jamais je n'ai refusé une invitation. Allez-y. Je vous rejoins. »

Alors, les émissaires retournèrent à Touskoeyu et dirent à Sadeddin : « Nous l'avons trouvé. Il vient! Au même moment, Bektash arriva et salua toute l'assistance mais aucun des mollah ne répondit à son salut. Personne ne lui indiqua une place pour s'asseoir. Alors Bektash monta sur un divan et s'y assit et, prolongeant sa main de sainteté jusque dans la bouche de Sadeddin, il lui étreignit le coeur, si fort que trois gouttes de sang tombèrent sur le divan. Sadeddin perdit connaissance et roula sur le sol. Tous les mollah, intrigués, se penchèrent sur lui. On lui massa les mains et les pieds et on versa de l'eau de rose sur son visage. Quand il reprit connaissance, Sadeddin regarda autour de lui et comme il ne voyait pas Bektash, il demanda à ses disciples : « Où est parti ce derviche ? Qu'est-il devenu ? »

Les mollah lui répondirent : « N'avais-tu pas promis de converser avec lui et de lui poser de savantes questions? Au lieu de cela, tu t'es assis en face de lui et, dès que tu as ouvert la bouche, tu as perdu connaissance et tu es tombé à terre. Tandis que nous nous occupions de toi, ce derviche a disparu. C'est là tout ce que nous savons. »

Alors Sadeddin leur expliqua ce qui lui était arrivé.

« Allons voir, dit-il, si nous pouvons retrouver ces trois gouttes de sang. »

Ils se rendirent auprès du divan et y trouvèrent effectivement les trois gouttes de sang.

« Trouvez-moi ce derviche! » dit alors Sadeddin à ses disciples.

Ses disciples coururent en tous sens mais ne le trouvèrent pas et revinrent bredouilles auprès de leur maître.

Selon d'autres sources, Bektash serait arrivé dans la maison du chef du village avant Sadeddin et celui-ci, en entrant, ne lui aurait pas montré un respect suffisant et c'est pour cette raison que Bektash lui aurait montré ce prodige.

Quelque temps plus tard, sur la route de Kayseri, Sadeddin s'arrêta dans un village nommé Atchuk Sarat. La plupart des paysans était montée sur le plateau si bien qu'il restait peu de monde au village. Comme il sortait de la maison où on l'hébergeait, Sadeddin aperçut au loin une lumière. Il s'approcha pour voir ce que c'était et vit un homme en train de prier avec un cierge à son côté. Comprenant tout de suite qu'il s'agissait d'un homme de Dieu, il vint lui embrasser les mains et retourna avertir ses amis afin qu'ils puissent eux aussi voir cet homme de Dieu. Mais il ne put le retrouver. Une autre fois, Sadeddin aperçut de nouveau ce même homme dans le village de Touskoeyu mais, une fois encore, le même phénomène se produisit et l'homme disparut. Sadeddin réfléchit longuement et comprit que cet homme n'était autre que Bektash.

Des années après ces événements, selon son habitude, Sadeddin se rendit à Kayseri. A son retour, il s'arrêta à Touskoeyu et demanda au chef du village d'envoyer des hommes pour inviter Bektash.

« Quant à nous, poursuivit-il, nous allons préparer un grand repas mais nous ne salerons aucun plat et nous verrons s'il en aura la prescience car rien n'est caché aux yeux des saints. »

De nouveau, Bektash accepta l'invitation et se rendit à Touskoeyu. Il s'assit à la même place que la fois précédente et le coeur de Sadeddin se mit à trembler. Il se leva et offrit sa propre place à Bektash. Il remarqua alors que la moustache de Bektash était anormalement longue, ainsi que ses ongles. Il se dit alors : Jamais je n'oserai lui en faire la remarque mais si quelqu'un d'autre s'en chargeait, ce serait là une bonne chose.

Bektash lut dans sa pensée et lui dit : « O Sadeddin! Nous aussi, nous voudrions bien trouver quelqu'un qui soit capable de couper les ongles et de tailler la moustache d'un Homme! »

Sadeddin demanda alors qu'on lui apporte un rasoir, des ciseaux et une lime. Il prit les ciseaux et Bektash lui tendit les mains mais, en dépit de tous ses efforts, il ne parvint pas à lui couper ses ongles. Il essaya alors de les limer mais ce fut comme s'il avait frotté deux silex l'un contre l'autre, des étincelles jaillirent. Il délaissa donc les ongles et tenta de tailler la moustache de Bektash, mais sans plus de succès.

« O Sadeddin ! dit Bektash, tu n'y parviendras pas avec ce rasoir. Seul le rasoir que nous ont confié les saints du Turkestan pourra convenir. »

Il se retourna vers Sarou Ismaël, celui qui s'occupait du service de l'eau et lui demanda d'aller chercher ce rasoir. Quand Ismaël revint, Bektash tendit le rasoir à Sadeddin en disant : « Tiens, Sadeddin! Taille mes moustaches. »

Sadeddin prit le rasoir et coupa un poil qui tomba à terre. Et, à l'endroit où il avait été coupé, du sang commença à couler comme une fontaine. Sadeddin fut pris de stupeur et laissa échapper le rasoir.

« Reprends ce poil, dit Bektash, et remets-le en place car c'est là l'unique remède! »

Ainsi fit Sadeddin et le sang s'arrêta de couler sur l'instant. Le poil tenait en place comme s'il n'avait jamais été coupé. On étendit la nappe et, en disant « Bismillah ! » chacun commença à manger. En constatant que la nourriture n'était pas salée, Bektash demanda aux paysans la raison de cette lacune et ceux-ci répondirent : « O maître! Il n'y a point de sel dans notre village. L'endroit où nous nous fournissons est très éloigné. Et nous n'avons pu en trouver dans aucun de nos foyers. Faites-nous la grâce de nous procurer du sel!

- Par la vérité de notre voie qui mène à la vérité, répondit Bektash, il y a par ici une mine de sel qui est venue en même temps que nous du pays de Korassan. Vous pouvez l'exploiter. Pour trouver l'endroit exact, allumez des bougies. Chaque bougie créera une ombre mais quand vous serez au bon emplacement, il n'y aura plus d'ombre! »

On fit ce que Bektash avait conseillé de faire et l'on trouva effectivement une mine de sel. Les paysans revinrent pour ajouter du sel au repas et rendirent grâces. Mais, alors que Sadeddin était à ses côtés, Bektash disparut subitement.

L'amour de Bektash s'installa dans le coeur de Sadeddin. A son retour à Aksaraï, il dit à ses mollah : « Je pars rendre visite à Bektash. Que ceux qui le veulent viennent avec moi!

- Quelles paroles surprenantes que les tiennes, lui répondirent ses élèves, tu parles de cet homme comme s'il était un saint alors qu'il vit à l'écart de la communauté. Il est en fait bien éloigné de la sainteté.

Il a étreint mon coeur, dit Sadeddin, et en a fait couler trois gouttes de sang. J'ai coupé un poil de sa moustache et son sang a coulé comme une rivière. N'est-ce pas lui aussi qui a découvert la mine de sel? L'un de vous est-il capable de pareils prodiges? Si vous ne voulez pas m'accompagner, j'irai seul!

- Maître, je viens avec toi! » dit l'un des mollah.

Puis un autre se décida, puis un troisième et ainsi de suite. En tout, trente mollah décidèrent d'accompagner leur maître. On se mit en route, Sadeddin monté sur un âne et ses élèves à pied. Ils rencontrèrent sur leur chemin un paysan à qui ils demandèrent où l'on pouvait trouver Bektash. L'homme répondit que Bektash était parti à Kirshehir pour rendre visite à un derviche nommé Ahi Evren. L'un des mollah de Sadeddin dit alors : « Moi j'ai fait tout ce chemin pour ne pas abandonner mon maître mais je sais parfaitement combien ce Bektash est loin de la sainteté. Que je me sépare de ma femme si je prononce jamais le nom de cet homme! Les autres mollah approuvèrent et répétèrent ce serment. Ce jour-là ils marchèrent jusqu'à la nuit et s'arrêtèrent pour dormir. Le lendemain, ils repartirent dès l'aube et arrivèrent près de la rivière Kizilirmak. Là, l'un des mollah dit aux autres : « Cette nuit, le diable m'est apparu sous la forme d'une belle fille et je me suis souillé. e vais faire mes ablutions dans cette rivière. » Il se déshabilla et se mit à l'eau, imité par un autre mollah, puis par un autre, puis encore un autre et ainsi de suite. Finalement, les trente mollah descendirent dans la rivière et Sadeddin se dit : « Suivons nos amis! »

Et, se déshabillant lui aussi, il entra dans l'eau après avoir attaché sa mule à un arbre. Or tous les mollah avaient posé leurs vêtements au même endroit, en tas.

A ce même moment, Bektash s'entretenait avec Ahi Evren à l'ombre de l'arbre que nous avons décrit précédemment. Soudain, il s'exclama : « O Ahi! Les trente mollah qui ont juré de ne plus prononcer mon nom viennent de se mettre à l'eau. Va là-bas et empêche-les de sortir de l'eau tant qu'ils n'auront pas dit mon nom!

Evren prit la forme d'un dragon et alla se poster sur le tas de vêtements des mollah. Il s'allongea, la tête sur la queue.

Quand ils eurent fini leurs ablutions, les mollah demandèrent à l'un d'eux de sortir de la rivière pour aller chercher les vêtements. Le mollah ainsi désigné sortit de la rivière mais, en apercevant cet énorme dragon aux yeux étincelants, il eut si peur qu'il retomba à l'eau, tout tremblant. Il décrivit ce qu'il avait vu à ses compagnons et tous, saisis de crainte, se tournèrent vers Sadeddin. Celui-ci demanda : « Est-ce là un endroit pour trouver un dragon? A-t-il seulement dévoré ma mule? »

Le mollah répondit que la mule était toujours à sa place. Alors Sadeddin dit : « Ceci est probablement l'oeuvre du saint que nous allons visiter. Je vais me rendre compte par moi-même. »

A peine était-il sorti de l'eau que le dragon releva la tête et poussa un tel grondement que Sadeddin replongea précipitamment dans la rivière.

Alors, il dit à ses disciples : « Allons tous devant ce monstre et invoquons le nom de Bektash afin qu'il nous vienne en aide.

- Que faire? Demandèrent les mollah. Car nous avons juré de ne plus prononcer son nom.

- Ah! s'exclama Sadeddin, je comprends maintenant. Et bien, tant que nous n'invoquerons pas son nom, il n'y aura pour nous aucun moyen de sortir de cette rivière.

Finalement, à contrecoeur, tous les mollah se postèrent devant le dragon et crièrent ensemble : « Bektash! »

Le dragon disparut si subitement qu'on aurait pu jurer qu'il n'avait jamais été là. Tous se rhabillèrent. Sadeddin remonta sur sa mule et l'on se remit en route.

Comme ils s'approchaient de la colline d'Aliler, ils virent un derviche qui venait à leur rencontre. C'était Sarou Ismaël. Sadeddin descendit de sa mule et le salua. Alors, Sarou lui transmit ce message de la part de Bektash « Il est inutile que vous veniez nous voir si vous n'avez pas une apparence et un coeur d'adolescent! »

Alors, Sadeddin demanda à ses disciples s'ils avaient des serviettes afin de s'en faire des pagnes. Lui-même se déshabilla, revêtit un pagne et continua sa route. En voyant cela, ses mollah s'exclamèrent : « Que fais-tu là? Dans quel état te mets-tu?

- Un adolescent ne se préoccupe pas de ses habits, répondit Sadeddin. Les beaux vêtements n'ont pas de valeur à ses yeux. L'homme naît tête nue et pieds nus. Allons voir Bektash accoutrés de cette façon et espérons que les choses évolueront pour nous dans un sens favorable! »

Tous les mollah revêtirent donc des pagnes et suivirent Sadeddin. Ils arrivèrent à Tekke Kaya et virent de nouveau arriver Sarou Ismaël. Celui-ci leur dit que Bektash était satisfait et qu'ils pouvaient se rhabiller. Tous se rhabillèrent donc et se rendirent auprès de Bektash pour lui embrasser les pieds et les mains. Quand vint le moment de faire la prière, Sadeddin se leva.

Pourquoi te lèves-tu? lui demanda Bektash.

- C'est l'heure de la prière, répondit Sadeddin, et je dois faire mes ablutions. »

Bektash lui dit alors : « Par la vérité de ma voie qui mène à la vérité, nous, nous ne prendrons pas d'ablutions. Mais toi, si tu le veux, tu es libre de le faire! »

Sadeddin donna une cruche à l'un de ses mollah et lui demanda d'aller la remplir au ruisseau. Quand le mollah revint, il voulut verser de l'eau sur les mains de Sadeddin, mais ce fut du sang qui sortit de la cruche. Sadeddin fut frappé de stupeur.

« Que t'arrive-t-il? demanda Bektash.

- O maître des saints! répondit Sadeddin, l'eau de cette cruche s'est transformée en sang! »

Et il donna la cruche à un autre mollah pour qu', l aille remplir cette cruche de nouveau. Puis à un troisième, puis à un autre encore et ainsi de suite jusqu'à ce que les trente mollah y soient tous allés mais, à chaque fois, l'eau se transformait en sang.

« N'essaie pas davantage! lui dit Bektash. Donne-leur plutôt notre propre cruche pour qu'ils la remplissent d'eau! »

On fit comme il disait et ainsi, Sadeddin et les mollah purent prendre leurs ablutions. Mais au moment de faire la prière, Sadeddin voulut prendre la place de l'imam.

« Par la vérité de ma voie qui mène à la vérité, dit Bektash, jamais je n'ai rencontré dans ce pays quelqu'un pour prétendre passer devant un Homme pour être l'imam. Néanmoins, si tu y parviens, nous te suivrons! »

Tous se mirent en prière et, après avoir dit « Allah Akbar (Dieu est grand) ! », Sadeddin commença d'officier. Soudain ses yeux se dévoilèrent et il vit entre le mihrab et la Kaaba une multitude de Bektash. Il regarda à gauche, à droite, en haut et en bas : l'univers entier était rempli de Bektash! Il se prosterna immédiatement.

Selon une autre légende, il resta debout pendant sept jours, après quoi Bektash lui dit : « Pourquoi restes-tu ainsi debout? »

Alors, Sadeddin se prosterna et resta dans cette position sept autres jours durant. Puis, se relevant, il récita d'une voix haletante le poème suivant

« Un muezzin faisait l'appel à la prière, placé dans la direction de La Mecque.
Quand mon visage s'est abaissé pour la prosternation, mes yeux ont vu un bien-aimé. Ma raison s'est dispersée et ma crainte envers Dieu s'est renforcée.
Ton amour a balayé mes cinq prières : crainte, salut, oraison, chapelet et parole.
Mon lieu de prière, c'est le Sinaï; comme Moïse, je souhaite voir le Sinaï Moi qui étais un religieux, je me suis égaré.
Pardonne-moi et que ces mots soient la preuve de mon repentir. »

* Ce style de poème s'appelle shathiyyé. Ce sont des poèmes composés sous l'inspiration de l'extase ils sont d'interprétation difficile car ils requièrent pour qui veut les comprendre un semblable état d'inspiration.

 

Sadeddin récita encore beaucoup d'autres poèmes. Puis, les disciples de Bektash le rasèrent et Bektash lui remit sa couronne. A cette vue, une partie des mollah de Sadeddin devint derviches tandis que le reste s'en allait, abandonnant le maître. Sededdin resta au service de Bektash pendant dix-huit ans.

Bektash avait l'habitude de s'asseoir sur un rocher noir qui se trouvait devant l'ancienne petite mosquée. Parfois, il s'y allongeait. Un jour, après une tempête, Bektash dit à Sadeddin : « Prends une dalle de pierre en guise de taloche et monte sur le toit de la mosquée pour réparer les dégâts causés par la tempête.

Sadeddin monta sur le toit et se mit au travail. A cet instant précis, le diable vint glisser le doute dans son coeur. En dépit de tous les prodiges dont il avait été le témoin, Sadeddin se dit : « Je suis un savant. Je sais beaucoup de choses et possède beaucoup de dons. Un derviche m'a fait abandonner ma position. Je suis devenu son esclave et je ne parviens plus à lui échapper. Peut-être que si je laisse tomber cette taloche sur sa tête, la mort me débarrassera de lui ! »

Et il laissa tomber la dalle de pierre. Bektash cria « Allah » et attrapa la dalle dans sa chute. Il la posa par terre et ses doigts pénétrèrent dans la pierre. Il se tourna vers le toit et dit : « O Sadeddin! Que ton visage noircisse! Tu me forces à dire ce que je porte dans mon coeur. Que nul ne visite ton tombeau. Que la terre elle-même oublie que tu as jamais existé. Je t'ai lavé soixante-dix fois dans l'eau de ma bénédiction et je n'ai pas réussi à te décrasser les dents! Descends et va-t-en. Tu ne seras jamais un homme! »

Bektash exila Sadeddin à Aksaraï, sur la rivière Kizilirmak. Comme il arrivait en un lieu nommé Soussadi, Sadeddin commença à regretter ce qu'il avait fait. Il se tourna dans la direction de Karahuyuk et s'inclina. Il resta immobile, sur un seul pied, pendant quarante jours. Au bout de ce temps, un groupe de voyageurs passa par là. Sededdin leur demanda où ils se rendaient et ils répondirent qu'ils allaient à Karahuyuk. Alors, Sadeddin les supplia : « Par pitié, faites un acte d'humanité! Attachez ma barbe à la queue de votre âne et traînez-moi ainsi jusqu'à Karahuyuk. »

Les hommes firent ce qu'il demandait. Quand ils arrivèrent à Karahuyuk, on informa Sarou de leur arrivée et il vint délier la barbe de Sadeddin.

« Que t'est-il arrivé? Que signifie cet état?

- Par pitié, répondit Sadeddin, obtiens du maître qu'il m'accepte de nouveau !

Alors, Sarou lui dit : « Cette nuit, allonge-toi sur le seuil de la cellule de pénitence du maître. Peut-être sortirat-il et marchera-t-il sur toi. Il te reconnaîtra et comprendra ta situation. Espérons qu'il t'acceptera de nouveau. »

Sadeddin fit ce que Sarou lui avait conseillé de faire et Bektash, en sortant de sa cellule, lui marcha sur le visage.

« Qui est cette personne sur qui je viens de marcher? s'exclama-t-il.

- C'est votre serviteur Sadeddin! répondit Sarou Ismaël.

- Vraiment? dit Bektash, est-ce bien là notre Sadeddin? »

Alors, Sarou s'exclama : « O Sadeddin, tu es accepté de nouveau car le maître t'a appelé sien! »

Au matin, Bektash fit appeler Sadeddin. Sadeddin s'inclina devant lui et entendit ceci : « Tu es resté pendant quarante jours sur un pied, mais au sec. Maintenant, tu devras passer trois fois quarante jours dans l'eau! »

Il fit apporter un grand récipient plein d'eau. On y plaça Sadeddin puis on mit le couvercle. Enfin, on alluma un grand feu et l'on plaça le récipient dessus. Au bout de quarante jours, on ouvrit le couvercle et l'on vit que Sadeddin avait disparu. Bektash ordonna de remettre le couvercle et de replacer tout sur le feu. Au bout d'une nouvelle période de quarante jours, on ouvrit de nouveau : Sadeddin était réapparu, mais sous la forme d'un nourrisson. Sur l'ordre de Bektash, on remit le récipient sur le feu. Quarante jours plus tard, on ouvrit le récipient et les disciples virent Sadeddin, dans son état originel, assis au fond de la marmite. On le fit sortir. Après ces événements, le caractère de Sadeddin devint plus accommodant.

Un jour, comme Bektash conversait avec lui, assis à Tekke Kaya, le moment de la prière de midi arriva. Sadeddin se dit dans son coeur : « Chaque fois qu'il est l'heure de la prière, notre maître disparaît. Je me demande où il va. »

Bektash lut dans ses pensées et lui dit : « Sadeddin, viens ici! Pose tes pieds sur les miens et ferme les yeux! »

Sadeddin obéit et, quand Bektash lui eut ordonné de rouvrir les yeux, il vit qu'ils se trouvaient à La Mecque et que tous les musulmans étaient là, réunis pour la prière. Sadeddin se joignit à eux mais, au moment où la prière commençait Bektash disparut. Sadeddin resta là jusqu'à la prière suivante. Bektash revint mais, au moment de la prière, il disparut de nouveau. Sadeddin se dit alors : « La prochaine fois, je m'accrocherai à sa robe avant qu'il ne disparaisse! »

Mais, encore une fois, Bektash réussit à disparaître avant que Sadeddin n'attrape le bas de sa robe. Alors, s'adressant aux hommes qui étaient là, Sadeddin leur demanda s'ils connaissaient l'homme qui venait de partir.

« Mais bien sûr! répondirent-ils, il vient toujours ici pour la prière! »

Alors, Sadeddin leur expliqua que Bektash faisait à chaque prière le voyage depuis le pays de Roum, puis il leur raconta sa propre histoire. Il passa ainsi quarante jours à La Mecque. Le quarante et unième jour, au moment de la prière, Sadeddin agrippa la robe de Bektash et lui dit « Je ne veux pas me séparer de toi. Prends pitié de moi!

Donne-moi tes mains, dit Bektash, monte sur mes pieds et ferme les yeux.

Quand il rouvrit les yeux, Sadeddin se trouva à Tekke Kaya et y vit les derviches, réunis là en train de converser. Alors, à plusieurs reprises, il frotta son visage contre le sol pour remercier Dieu.

« J'ai entendu parler de la renommée de Dieu sait qui. Il n'y a ni question ni compte pour les amoureux.
Les amoureux disent sans arrêt
« Dieu est disponible et l'homme est disponible. » Ils ont traversé l'hypocrisie sans se prendre à ses pièges.
Les initiés qui sont nés ce jour avec la foi dans l'unité quittent tous leurs biens, leur trône et leur royaume.
Avant que mon nom ne soit Sadeddin, il n'y avait aucun problème et j'ai lu un verset du secret de Bektash. »

A cette époque, trois cent soixante successeurs entouraient Bektash. Un jour, Sarou Ismaël sortit du tekke et revint en apportant deux feuilles vertes. Il en posa une devant Bektash et l'autre devant Sadeddin. Puis il se recula et s'inclina.

« O Ismaël ! dit le maître, dis-nous ce que tu portes dans ton coeur!

- O mon Sultan, dit Sarou, à la fin de l'un de ses poèmes, Sadeddin dit : « Avant que mon nom ne soit Sadeddin, il n'y avait aucun problème puis j'ai lu un verset du secret de Bektash. » Puisque Sadeddin devait de toute façon recevoir ce don et puisque ceci était écrit dans son destin, à quoi bon toutes ces épreuves et tous ces commérages ? »

A ces mots, Sadeddin se leva et s'inclina pour dire

« S'il n'en avait pas été ainsi, comment aurais-je su que Bektash était Bektash? Beaucoup de prodiges sont apparus à cette occasion et j'ai souffert tout ceci pour que mon histoire soit connue de tout l'univers! »

Un jour, tandis que Bektash et Sadeddin conversaient, ils virent passer une ânesse poursuivie par un âne. L'âne rattrapa l'ânesse juste devant eux et s'accoupla avec elle. Alors, Bektash dit à son compagnon : « O Sadeddin, es-tu celui qui est en bas ou celui qui est en haut?

- Je suis celui qui est en haut! » répondit Sadeddin.

- Que ta race soit à jamais stérile! dit alors Bektash, jamais ton coeur ne s'est débarrassé de cet orgueil de mollah! Erre en haut ou en bas, quelle importance? Pourquoi ne serais-tu pas, pour une fois, celui qui s'offre? »

Sadeddin se jeta aux pieds de Bektash.

« Ne me souhaitez pas une chose pareille par pitié!

- Tu aurais dû réfléchir avant de parler, dit Bektash. La flèche est lancée et nul ne peut l'arrêter. Mais tes poèmes seront ta descendance. Qu'ils soient un cadeau pour l'humanité! »

Sadeddin composa de nombreux poèmes. Et le recueil qu'on en fit est universellement apprécié.

 

 

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