Mise à jour le 13 novembre 2004

 

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Ahmed Yesevi et la Mystique
Populaire Turque

(extrait de "Sur les traces du Soufisme Turc ", Irène Melikoff, Editions Isis Istanbul)

Irène Mélikoff
(turcologue, spécialiste de l'étude des communautés Alevi-Bektashi)

 

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Si l'on veut trouver un symbole pour personnifier la mystique populaire dans les pays turcophones, un nom s'impose, celui d'Ahmed Yesevi, ou Ata Yesevi, surnommé Pir-i Turkestan, dont la tombe est, jusqu'à nos jours, un lieu de pélerinage réputé, fréquenté par les Uzbeks, les Kirghizes, les Kazakhs et les Tadjiks [1] . Ahmed Yesevi fut le promulgateur, au XII e siècle, d'une poésie populaire de prosélytisme islamique, genre bien attesté dans les pays de langue turque et qui a atteint son apogée, en Anatolie, au XIII e siècle, avec Yunus Emre. Ahmed Yesevi, ce pionnier de la mystique populaire, fut aussi le fondateur de la première Tarikat turque, la Yeseviyye , qui s'étendit, avec une grande rapidité, à travers les pays turcophones. Si elle a disparu en Anatolie, elle est toujours vivante en Asie Centrale et son centre actuel se trouve dans la vallée du Ferghana ; elle y a même donné naissance, dans les temps modernes, à deux sous-branches qui diffèrent de la branche-mère par leur caractère nettement moins mystique [2] .

Ahmed Yesevi est une figure quasi-légendaire. Il est vénéré sur un très vaste territoire turcophone, depuis l'Altaï jusqu'en Anatolie et en Roumélie, en passant par les Kirghizes, les Kazakhs, les Uzbeks les Turkmènes, les Turcs de la Volga , ceux disséminés autour de Kazan, soit la quasi-totalité du monde turc islamique. Sa réputation dépasse même les pays turcophones, puisqu'elle atteint également les Tadjiks.

Dans la tradition, son nom est lié à deux ordres de derviches, de tendances diamétralement opposées : à l ' est, aux Nakshibendi ; à l'ouest, aux Bektashis.

Bien que les ordres de derviches n ' aient pas reçu officiellement droit de cité dans l'Islam orthodoxe qui n'admet pas l'explosion sentimentale du mysticisme, certains ordres qui ne heurtent pas les dogmes de l'orthodoxie sunnite, sont cependant tolérés. Parmi ceux-ci, l'Ordre Nakshibendiye qui est le plus proche du Sunnisme. Cet ordre fut fondé par Bahaeddin Naksibend (1318-1389), né dans la région de Boukhara et enterré dans cette ville. Mais les fondements de l'Ordre avaient été jetés par Abd al-Hàlik Gudjduvani (mort en 1179 ou 1189) qui avait institué le zikr intérieur ou silencieux [3] . Cette tarikat, très répandue en Asie Centrale, y a persisté jusqu'à nos jours et compte encore beaucoup d'adhérents. Elle existe encore de nos jours dans la plupart des pays du Proche et du Moyen Orient. Dans l'Empire Ottoman, c'était un ordre privilégié et officiellement le plus répandu. Après la suppression de l ' Ordre des Bektashis, en 1826, les tekke qui n'avaient pas été détruits, furent donnés aux Nakshibendis [4] .

Comme dans tous les ordres qui ne s'opposent pas au Sunnisme, la silsila ou "chaîne d'initiation" des Cheykh Nakshibendi, remontait à Abu Bakr, alors que les ordres plus hétérodoxes se rattachaient à Ali [5] . Quant au Bektachisme, il est, comme on le sait, le plus hétérodoxe des ordres mystiques turcs. Il fut fondé autour de la personne de Hadji Bektash que l ' historien Asikpasazade rattache au mouvement hétérodoxe et révolutionnaire des Baba'îs, qui ébranla l'Empire Seldjoucide de Rum dans les années 1239-1240 [6] . Ce mouvement socio-religieux était dirigé par des prédicateurs populaires appelés Baba : Baba Ilyas, l'ancêtre de l'historien, dont Hadji Bektash aurait été un mürid, et Baba ishak qui possédaient tous deux des pouvoirs surnaturels et dont l ' un était surnommé Baba Resulullah [7] .

L ' Ordre des Bektashis fut fondé après la mort de Hadji Bektash, mais il se rattache traditionnellement à lui. Sa silsila remonte à Ali, en passant par le huitième imam des Chiites, Ali-er-Riza, et va même au delà, jusqu'à l ' Archange Cebra'i1 [8] . Hadji Bektash lui-même, est considéré comme une manifestation de la Divinité , tout comme les grands prophètes et les Imams. Les adeptes du Bektachisme populaire, croient à la réincarnation, et même souvent à la metempsychose.

Comment Ahmed Yesevi a-t-il pu être à la fois compagnon et disciple de Abdulhalik al-Gudjduvani et le maître légendaire et traditionnel de Hadji Bektash ? C'est ce que je vais essayer d'expliquer ici.

Les Turcs commencèrent à se convertir à l'Islam aux X e -XI e siècles, après leur installation en Transoxiane. Avant cette date, il y eut des conversions individuelles, mais qui ne concernent pas notre contexte actuel.

Cette islamisation eut lieu dans des zones de culture iranienne, comme la Transoxiane , le Kharezm, le Khorassan. Les Turcs connurent la nouvelle religion souvent à travers des missionnaires iraniens, ou des marchands parcourant les étapes de la Route de la Soie , surtout en ce qui concerne les couches nomades qui adoptèrent beaucoup d'éléments de l'Islam populaire iranien [9] .

Les premiers Turcs à adopter officiellement la religion islamique furent les Karakhanides qui avaient succédé aux Samanides en Transoxiane, les Kharezmchahs et les Bulgares de la Volga qui étaient musulmans depuis le X e siècle. Mais tandis que chez ces derniers, la conversion était limitée au Khan et à sa cour, le souverain Karakhanide, Satuk Bugra Khan, adopta l'Islam comme religion officielle. En dehors des milieux de la cour, les tribus turques nomades étaient gagnées à la nouvelle religion, grâce à la propagande menée par des derviches. Ceux-ci leur parlaient un langage qui leur était plus proche et plus accessible que les propos tenus par les Ulemas. Ces derviches avaient d'abord été des Iraniens. Mais bientôt, des derviches turcs allaient apparaître. C'étaient les successeurs des anciens Kam-ozan des Chamanistes. Ils étaient appelés Ata "père" ou Baba "père " et également "grand-père" [10] .

Comme il se doit, ces propagateurs de l'Islam populaire, allaient bientôt se forger une généalogie les rattachant aux compagnons du Prophète, puis au Prophète lui-même. Ainsi, par exemple, Arslan Baba qui aurait été le premier maître d'Ahmed Yesevi, est montré, dans la tradition, comme étant un des compagnons du Prophète, resté en vie pour islamiser les peuples turcs. Toujours d'après la légende, Korkut Ata aurait été un ancien ozan venu enseigner l'Islam aux Turcs, par ordre d ' Abu Bekr. On retrouve ce personnage légendaire dans la région du Syr Daria, chez les Turkmènes, en Azerbaydjan, dans la région de Derbent. En Anatolie orientale, il devint Dede Korkut [11] .

Les Karakhanides, puis les premiers Seldjoucides protégeaient non seulement les savants, mais aussi les Cheykhs et les derviches.

À une date que "on ne connait pas, mais qui fut probablement dans la dernière partie du XI e siècle, apparut, dans la région du Syr Daria, un derviche dont la forte personnalité allait profondément marquer l ' Islamisme populaire des Turcs. Il s'agit d'Ahmed Yesevi, appelé Ata Yesevi par les Turcs d ' Asie Centrale.

La vie de ce Cheykh soufi est auréolée de légendes [12] . II était surnommé Pir-i Turkestan et son influence devait s ' étendre sur tout le territoire turcophone.

Il est né à Sayram, actuellement Istidjab, au Nord-Est de Tachkent. Il a vécu à Yesi, actuellement Turkistan, au nord-ouest d'Istidjab, dans le bassin du Syr Daria, et il y est mort, en 1166-67 [13] .

Turkistan qui est devenu le nom de la ville à l ' époque uzbek, proviendrait du surnom du saint : Pir-i Turkestan. Ceci est un éloquent témoignage de la vénération des Uzbek pour celui qui est devenu leur saint patron. La ville de Turkistan fut même pendant quelques temps la capitale des Uzbek, au cours du XVI e siècle [14] . Les Khans uzbek et leurs épouses se faisaient enterrer dans le mausolée du saint.

Le père d ' Ahmed Yesevi, Cheykh Ibrahim, aurait été un personnage réputé dans la ville de Sayram. Ahmed devint orphelin à Page de sept ans. Il ne lui restait pour toute famille que sa soeur aînée. Ils se seraient installés à Yesi où le premier maître de l'enfant fut Arslan Baba ou Bab Arslan ; Bab (arabe : "la porte " ) était le titre donné à ceux qui propageaient l'Islam [15] .

Ahmed alla ensuite étudier à Boukhara qui était un centre réputé de culture islamique. Il y devint le disciple de Cheykh Yusuf Hamadânî, un ulema de l'école hanéfite, qui fonda une école de derviches en Transoxiane. Il mourut à Marv, en 1140, et il fut enterré dans cette ville. Bien que ne sachant pas le turc, il fut néanmoins le maître du mysticisme turc. À son école appartenaient des saints qui ont joué un grand rôle dans l'islamisation des Turcs du Kharezm et de Transnsoxiane [16] . Parmi ses disciples, outre Ahmed Yesevi qui aurait été son troisième Halife il y eut Abu Muhammed Hasan b. Hüseyn el-Andakî (mort en 1157) qui fut son deuxième Halife, et Nedjmeddin Kubra, fondateur de l ' ordre de la Kubraviyya , qui fut tué par les Mongols, en 1221, à Urgendj. La Kubraviyya , ordre très répandu au Kharezm, existe toujours au nord du Turkmenistan [17] .

Un autre disciple de Yusuf al-Hamadânî, fut Abd-el-Halik Güdjdüvânî qui fonda l'ordre Hwadjagâniya qui devait plus tard donner naissance à la Nakchibendiye fondée par Muhammed b. Muhammed al-Buhari, connu sous le nom de Bahaeddin Nakibendi (1318-1389). Güdjdüvânî pratiquait le zikr intérieur ou silencieux et il était, dit-on, couvert de sueur pendant ces exercices. Güdjdüvânî a succédé à son maître, Yusuf Hamadânî après sa mort. D'après Fuat Kôprülü [18] , ce fut Ahmed Yesevi qui aurait dû lui succéder, mais il transmit ses pouvoirs à Güdjdüvânî et retourna à Yesi où il fonda son propre ordre mystique. Il aurait eu des milliers de disciples et devint le propagateur d'un Islam mystique populaire.

Durant leurs réunions, les adeptes de la Yeseviye pratiquaient un zikr caractéristique, appelé "zikr de la scie": zikr-i erre. Ce nom viendrait de l ' imitation du bruit de la scie, rappelant la récitation du zikr qui commençait par les cris : " hay... hu..."

Dans des buts de prosélytisme, Ahmed Yesevi composait des cantiques appelés Hikmet " sagesse". Ces poèmes étaient destinés à la conversion des Turcs à l'Islam [19] . Alors que la plupart des poètes turcs écrivaient en persan qui était la langue de la cour, les poèmes d'Ahmed Yesevi restaient un modèle de poésie populaire turque [20] . Ils seront souvent imités. Ils continuent à être très populaires parmi les Turcs d'Asie Centrale. Malheureusement, ils étaient transmis oralement et ne sont pas connus dans leur forme originale. Ces cantiques qui eurent un grand succès, furent imités par les poètes populaires postérieurs. Par l'idée et le but poursuivi, on peut les rapprocher des nefes Bektashis.

Ces Hikmet furent rassemblés dans un recueil appelé Divan-i Hikmet, attribué à Ahmed Yesevi. Mais les plus anciens manuscrits ne datent que du XVII e siècle. Les vers d'Ahmed Yesevi furent longtemps transmis oralement, comme c'est le cas pour la poésie populaire. Le recueil de Hikmet attribué à Ahmet Yesevi, est composé de quatrains de 7 ou 8 syllabes, exhortant à la vie ascétique et exaltant les miracles accomplis par le Prophète et les saints [21] . Mais l'authenticité des poèmes peut être mise en doute, car les sentences ne furent recueillies que dans la deuxième moitié du XV e siècle, lorsque la Yeseviye fut englobée dans la Nakshibendiye , ce qui transforma l ' enseignement d'Ahmed Yesevi [22] .

Ahmed Yesevi et ses disciples ont contribué à propager l'Islam parmi les nomades des steppes. Les nomades islamisés étaient soumis à l ' influence des cultures locales iraniennes, et se sédentarisaient. Cependant, grâce à leur multitude, la langue turque prédominait parmi les indigènes et le processus de turquisation commencé à cette époque, en Transoxiane et au Kharezm, allait s'achever au cours du XIII e siècle, quand ces pays étaient devenus turcophones [23] .

Le premier halife de Ahmed Yesevi, aurait été Mansur Ata, fils de son premier maître, Arslan Baba [24] . Parmi ses disciples, il y eut une série de mystiques populaires qui écrivaient en turc et qui portaient le titre de "Ata". Un des principaux fut Suleyman Bakirgani, connu sous le nom de Hakim Ata [25] . Il fut le propagateur du Yesevisme au Kharezm. Mort en 1186, il fut enterré à Bakirgan, situé un peu au dessous de Kungrad, et sa tombe était encore un lieu de pélerinage au moment où Barthold écrivait. Comme son maître, il composa des cantiques, dans un but de prosélytisme. Ils furent rassemblés dans un recueil appelé Bakirgan kitabi. Mais, comme pour le Divan-i Hikmet, son authenticité est mise en doute. Les deux recueils ont été plusieurs fois imprimés, à Kazan, mais aucun manuscrit de ces livres n'existe. D'après Barthold, ces recueils seraient toujours utilisés par les Turcs d'Asie Centrale et de la Volga [26] .

La renommée d'Ahmed Yesevi s'étendit de son vivant. Sa tombe, à Yesi, devint un lieu de pélerinage, vénéré par les habitants de ces régions. Elle contribua à la prospérité de la ville de Yesi. En 1497, Timur Leng qui s'intéressait aux saints soufis dont le culte était lié aux nomades et à leurs traditions nationales , fit construire sur cette tombe un beau mausolée et une zaviye. Il fit instituer un vakf [27] . Dépendant du mausolée, il y avait une salle de réception pour les hôtes, avec un grand chaudron destiné à la préparation des repas. Les plans de ce mausolée et de ses dépendances, furent dressés, en 1905, par N. I. Veselovskij [28] .

Après les Timurides, les Uzbek vénérèrent Ahmed Yesevi comme leur saint national. Beaucoup de princes et de princesses uzbek se faisaient enterrer dans le mausolée du saint. D'après Fuat Kôprülü [29] , la tombe d'Ahmed Yesevi serait restée, jusqu'à nos jours, un lieu de pélerinage où les fidèles affluaient le 10 du mois de Zilhicce et chantaient des cantiques. Les Kirghiz et les Kazakh se rendaient en pélerinage sur cette tombe, dans le but de demander à avoir des enfants.

Le voyageur anglais Schuyler, passant par Yesi, après la conquête russe, a noté la persistence des légendes concernant Yesevi, circulant parmi le peuple [30] . Un autre Anglais, Shaw, mentionne des cérémonies accomplies dans le mausolée d'Ahmed Yesevi [31] .

En lisant la vie légendaire d ' Ahmed Yesevi, on est frappé par l'abondance des récits relatant les miracles accomplis par le saint. Il avait, entre autres, le pouvoir de se métamorphoser en oiseau, de faire disparaître des montagnes. Il était continuellement assisté par Hîdir qui ne le quittait jamais.

Le pouvoir de se transformer en oiseau et de s'envoler, est fréquent chez les saints populaires turcs. Hadji Bektash, en particulier, était doué du même pouvoir.

Dans la description des medjlis, "réunions", d'Ahmed Yesevi et de ses disciples, on note un fait important : les femmes y assistaient, sans être voilées, mêlées aux hommes. Cette coutume existe aussi chez les Bektashis.

La légende concernant Ahmed Yesevi, se retrouve dans trois régions principales

  1. En Asie Centrale : Uzbekistan, Kirghizistan, Turkmenistan.
  2. Chez les Turcs de la Volga.
  3. En Anatolie et en Roumélie.

Mais on note une différence sensible entre les zones : tandis que dans les deux premières zones, le nom de Yesevi est lié aux Nakshibendi et à la propagation de leur tarikat à partir du XIV e siècle, en Anatolie et en Roumélie, le nom de Ahmed Yesevi est lié à l'ordre hétérodoxe des Bektashis. Hadji Bektash aurait été, selon la tradition, le disciple de Ahmed Yesevi.

Bien que l'historien du XV e siècle, Asikpasazâde, très bien documenté sur Hadji Bektash, ne fasse aucune mention d'Ahmed Yesevi, une source hagiographique ancienne, le Vilâyetnâme de Hâcim Sultan, cite Hadji Bektash parmi les disciples d'Ahmed Yesevi [32] . Quant au Vilâyetnâme de Hadji Bektash [33] , il montre ce dernier comme disciple de Lokman Perende, lui-même disciple de Ahmed Yesevi [34] .

Lokman Perende aurait vécu au XV e siècle, sous le règne de Huseyn Baykara, dans la ville de Hérat où se trouve son mausolée. D'après Fuat Kôprülü, il aurait été un cheykh appartenant à la tarikat Yeseviye [35] .

D'après le Vilâyetnâme de Hadji Bektash, c'est Ahmet Yesevi qui l'aurait envoyé au pays de Rûm, en lui remettant les objets sacrés (emanet) : le tadj (coiffure), hirka (robe), sofra (table, ou plutôt nappe servant à recevoir la nourriture), seccade (tapis de prière), çerag (chandelier) et alem (étendard). Ces objets auraient été transmis par Dieu au Prophète, à Ali, aux Imams, puis à Ahmed Yesevi, et enfin à Hadji Bektash. Ahmed Yesevi aurait dit à ce dernier : "Je t ' envoie en pays de Rûm et je te nomme chef des Abdal de Rûm. "5

Ahmed Yesevi, quant à lui, est chef des Horasan erenleri, les " Saints du Khorassan " . Les Rum erenleri sont ici opposés aux Horasan erenleri dont ils sont issus.

En envoyant Hadji Bektash en pays Rûm, Ahmed Yesevi — ou un de ses derviches, suivant les traditions — prit un bout de bois qui brûlait dans l'âtre et le projeta dans les airs. C'était une branche de mûrier qui atterrit à Soluca Karaoyük, actuellement Hadji Bekta, et devint le mûrier sacré que l'on voit encore aujourd'hui. Hadji Bektash se transforma en colombe et s'envola vers sa nouvelle destination.

Tous les éléments de ces légendes se retrouvent dans les différentes hagiographies des saints turcs. Notons également le peu d'importance accordé au facteur historique : nous trouvons des personnages qui ont vécu au XII e siècle, tel Ahmed Yesevi, associés avec d'autres qui ont vécu au XIII e siècle, comme Hadji Bektash, et même au XV e , comme Lokman Perende.

Examinons maintenant ce que nous savons des idées religieuses d'Ahmed Yesevi.

D'après Köprülü, il appartenait au rite hanéfite, comme son maître Hamadânî, et essayait de concilier la Chari'at et la Tarikat [36] . Pourtant, Köprülü devait par la suite revenir sur cette opinion, très peu de temps après l'avoir émise. La Yeseviye , écrit-il, avait dès l'origine, un caractère entièrement hétérodoxe [37] . À la lumière de cette assertion, il faut revoir la bonne opinion que les auteurs turcs ont sur Ahmed Yesevi. Ainsi, Abdülbâki Gôlpinarli considère la Yeseviye comme une Tarikat foncièrement sunni [38] . Cette bonne opinion est principalement causée par le rapprochement de la Yeseviye avec la Nakshibendiye.

À l'appui de cette bonne opinion, voici un passage cité par Zeki Velidi Togan et qui provient d ' un ouvrage édité en 1901 par l'Université de Kazan, le Cherâ'it ul-Imam, s.v. Mezheb [39] :

Question : — Quelle est ta silsila ?
Réponse : —C'est la silsila de Hoca Ahmed Yesevi.
Q. : — Combien y-a-t-il de silsila ?
R.: — Il y en a quatre.
Q. — Quelles sont-elles ?
R. D'abord celle de Hodja Ahmed Yesevi, puis celle de Abdul-Halik Güdjdüvânî, la troisième est celle de Cheykh Necmeddin Kubra, la quatrième est celle de Abu'l Hasan-i ashk

Ce dernier pourrait être Abu Muhammed Hasan al-Andaki, le deuxième Halife de Yusuf Hamadânî. Dans ce cas, les quatre noms cités correspondraient aux quatre Halife de ce dernier.

On peut pas ne pas reconnaître plusieurs points de contradiction dans l'assertion de l'orthodoxie de la Yeseviye et principalement dans son rapprochement avec la Nakshibendiye.

Il y a d'abord le zikr. Le zikr des Nakshibendi est le zikr-i hafi, le zikr silencieux, secret, tel qu'il a été préconisé par Güdjdüvânî. Or, le zikr particulier aux Yesevi est le " zikr de la scie", zikr-i erre, qui imitait le bruit de la scie. Ce zikr est appelé zikr-i cehriye "zikr à haute voix". Lorsque la Yeseviye fut englobée dans la Nakshibendiye , certains groupements Nakshibendi pratiquèrent ce zikr-i erre.

Le deuxième point qui diffère entre les deux confréries, c'est la présence des femmes dans les réunions (medjlis) de la Yeseviye. Elles y assistaient sans être voilées, mêlées aux hommes. Ceci se retrouve également chez les Bektashis. C'est un usage conforme à la tradition nomade, mais il serait aberrant pour les Nakshibendi. Cet usage serait seulement explicable à l'intérieur d'un ordre populaire d'origine turque.

Notons également que la silsila d'Ahmed Yesevi ne se rattache pas à Abu Bekr, comme c'est le cas dans la Nakshibendiye et les ordres qui ne s'écartant pas du Sunnisme, mais à Ali, par Muhammed el-Hanefî. Hadji Bektash, quant à lui, se rattache à Ali par Hüseyn. Il est dit être le descendant du huitième Imam des Chiites, Ali-er-Riza. Dans une silsila Bektashi appartenant à Fuat Köprülü, la chaîne d'initiation de Hadji Bektash se présente ainsi :

— "Hadji Bektash — Hodja Ahmed Yesevi — Memsad Dinûrî Kütbüddin Haydarî — Imam-Ali-er-Riza ...Ali — Muhammed — Cebra'il — Mika ' il — Israfil Azra ' il. " [40]

Köprülü voit en Hadji Bektash un derviche yesevi émigré en Anatolie. Il croit que les deux tarikat — aussi bien Nakshibendi que Bektashi — seraient issues de la Yeseviye [41] .

Les Bektashis et les Yesevis ont en effet des points communs : tous deux utilisent le turc dans leurs cérémonies, au lieu du persan ou de l'arabe. Dans les deux cas, des cantiques (nefes) sont chantés. Dans les deux cas, les femmes sont admises aux réunions. Dans les deux cas, il y a persistance d ' éléments pré-islamiques, notamment la croyance en la métamorphose en oiseau : la colombe pour Hadji Bektash, la turna ou grue cendrée pour Ahmed Yesevi.

Une chose semble certaine : en Asie Centrale, le nom d'Ahmed Yesevi est lié aux Nakshibendi. La Yeseviye a été englobée dans le mouvement Nakshibendi à partir du XIV e siècle ; elle a sans doute été épurée de ses éléments pré-islamiques, voire hétérodoxes.

En Anatolie et en Roumélie, le nom d'Ahmed Yesevi est lié à la confrérie hétérodoxe de Hadji Bektash.

Hadji Bektash était sans aucun doute, à l'origine, un derviche hétérodoxe, puisque Asikpasazâde — avec quelque raison — le fait sortir du même milieu que son aïeul, Baba Ilyas-i Horasânî [42] . Mais les éléments hétérodoxes des Bektashis se sont amplifiés à partir du xvI e siècle, lorsque la confrérie est devenue un syncrétisme par l'adjonction des doctrines Hurufi et par l'apport des croyances kizilbash en la divinité d'Ali. A ces éléments doivent être ajoutés les croyances en la réincarnation et parfois même la métempsychose [43] . Mais jusqu'à quel point celles-ci n'existaient-elles pas chez les Turcs pré-islamiques ? Les disciples de Yesevi croyaient à la métamorphose en oiseau, conformément aux anciennes traditions nomades. Peut-être gardaient-ils encore des croyances à la transmigration des âmes ?

On a rapproché les croyances des Turcs orientaux avec celles du Bouddhisme en ce qui concerne la métamorphose en oiseau. Le Bouddhisme a été très répandu chez les Turcs, surtout les Uyghurs. La croyance en la transmigration des âmes n'a donc rien d'improbable [44] .

Quoi qu'il en soit, Ahmed Yesevi peut être considéré comme un des premiers soufis turcs de l'Asie Centrale et le premier saint turc connu. Il a certainement joué un rôle important dans la conversion des Turcs nomades à l'Islam. Son nom se retrouve dans la tradition des Bektashis et il est également lié, en Asie Centrale, à l'Ordre des Nakshibendis. Il était essentiellement un mystique populaire et vivait à une époque où l'islamisation des Turcs était en pleine effervescence. Il évoluait dans un milieu où les traditions nomades séculaires étaient encore très vivantes et qui ne s'était pas encore débarassé de ses croyances ancestrales.

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[1] Pour la période moderne, voir Alexandre Bennigsen, "Les tarikat en Asie Centrale," dans Les Ordres Mystiques dans l'Islam — Cheminements et situation actuelle, Editions de l'École Pratique des Hautes Etudes Sociales, Paris 1986, p. 31.

[2] Ibid., pp. 31, 33.

[3] Cf. Abdülbâki Gölpinarli, Türkiye'de Mezhepler ve Tarikatlar, Istanbul 1969, pp. 217 sq.; Tahsin Yazici, islam Ansiklopedisi, s.v. Nakshibendi ; K. Kufrali, ibid., s.v. Gücdüvânî.

[4] Cf. Irène Mélikoff, "L'Ordre des Bektachi après 1826," Turcica, XV, 1983, pp. 155-156.

[5] Selon la tradition soufi, Abu Bakr aurait été le dépositaire du zikr secret, alors que la danse extatique remonterait à Ali. Dans les tarikat du premier groupe, le zikr est silencieux, dans ceux du second, on pratique le chant liturgique et la danse extatique. Cf. M. Molé, La danse extatique en Islam, Les Danses Sacrées, Paris 1963, p. 178.

[6] Cf. `ASikpasazâde, Tevarih-i Âl-i Osman, éd. Ali, Istanbul 1332 p. 199-206 ; ibid., éd. Çiftçioglu N. Atsiz, dans Osman/1 Tarihleri I, Istanbul 1949, , pp. 234-239. Sur la révolte des Baba'î, voir Elvan Celebi, Menâkibü'l-Kudsiyye fi' Menâsibi'l-Unsiyye (Baba Ilyas-i Horasânî ve sülâlesinin menkâbevî tarihi), édité par Ismail E. Erünsal et A. Yasar Ocak, Istanbul 1984, pp. XLVII-LIV.

[7] On ne sait au juste lequel des deux Babas était "Resullah". D'après Simon de Saint Question (voir Claude Cahen, Pré-Ottoman Turkey, London 1968, pp. 136-137), "Paperoissole" (Baba Resul) aurait été Baba Ishak, mais d'après Elvan Celebi (voir ci-dessus note 6), le chef de la révolte était son ancêtre Baba Ilyas et c'est lui qui fut Baba Resulullah. Le témoignage d'Elvan Celebi parait plus valable.

[8] Cette généalogie est citée par Fuat Kôprülü, Türk Edebiyatinda ilk Mutasavviflar, 2e éd., Ankara 1966 (lère ed. Istanbul 1919), p. 44, note 60. L 'auteur se refère à un manuscrit de sa collection privée.

[9] Pour la conversion des Turcs à l'Islain, cf. V.V. Barthold, "Istorija kul'turnoj zizni Turkestana, " dans So'enenija II (1), Moscou 1963, pp. 234-256. Voir aussi Fuat Köprülü, op. cit., pp. 8-18.

[10] Cf. V.V. Barthold, "Dvenadêat ' lekcij po istorii tureckix narodov srednej Azii," So1enenija, V, Moscou 1968, pp. 117-119.

[11] Cf. Fuat Köprülü, op. cit., p. 14 et note 18.

[12] Les meilleures études sur Ahmed Yesevi sont celles de Fuat Köprülü, Îlk Mutasavviflar, pp. 5- 153, et Î.A., s.v. Ahmed Yesevi.

[13] Pour la géographie de ces régions, cf. V.V. Barthold, "K istorii orosenija Turkestana," Socenenija, III, Moscou 1965, pp. 225, 518-520 ; ibid., "Dvenadéat ' lekéij po istorii tureékix narodov Srednej Azii," So'enenija, V, pp. 117-119.

[14] Cf. V.V. Barthold, "Dvenadéat' lekéij"... ; p. 183.

[15] Cf. V.V. Barthold, "Dvenadcat ' lekéij"..., p. 118.

[16] Cf. V.V. Barthold, "Turkestan v epoxu mongol'skogo nalestvija," Soéenenija, I, Moscou 1 963, p. 440 ; ibid., "Istorija kul'turnoj lizni Turkestana," p. 251 ; ibid., "Dvenadéat' lekéij...," pp. 117-119. Voir ci-dessus, note 12.

[17] Cf. V.V. Barthold, "Istorija kul'turnoj iizni Turkestana," p. 251. Voir aussi M. Molé, La "Kubrawiya entre Sunnisme et Chiisme aux huitième et neuvième siècles de l'Hégire," Revue des Etudes Islamiques, XXIX, 1961..., pp. 61-142. Pour la persistance de cet ordre à l'époque actuelle, cf. A. Bennigsen, Les tarikat en Asie Centrale, p. 31.

[18] Cf. Fuat Köprülü,1lk Mutasavviflar, p. 93.

[19] Cf. V Barthold, "Istorija kul'turnoj iizni Turkestana," p. 251, 256 ; ibid., "Kul'tura

Musul'manstva," Soéenenija, VI, 1966, p. 193. F . Köprülü, I lk Mutasavviflar, pp. 101-137. Ahmed Caferoglu, La littérature turque d'époque Karakhanide, dans Philologiae Turcicae Fundamenta, II, Wiesbaden 1964, pp. 272-273.

[20] Cf. V. Barthold, "Istorija kul'turnoj iizni Turkestana," p. 256

[21] Cf. F. Köprülü, I.A., s.v. Ahmed Yesevi.

[22] Cf. F. Köprülü, Mutasavviflar, pp. 64, 93, 144-145.

[23] Cf. V. Barthold, "Istorija kul'turnoj zizni Turkestana," pp. 251, 256 ; ibid., "Dvena1at' lekëij"..., pp. 117-119.

[24] Cf. V. Barthold, "DvenadCet' lekirij"..., pp. 117-119 ; Fuat Köprülü, ilk Mutasavviflar, p. 73.

[25] Cf. V. Barthold, "Xakim-Ata," Soi'enenija, II (2), 1964, p. 532. Fuat Köprülü, ilk Mutasavviflar, pp. 74-82, 146-148.

[26] Voir ci-dessus, note 25.

[27] Cf. V. Barthold, "Istorija kul'turnoj zizni Turkestana," p. 159 ; ibid ; "K Istorii orosenija

Turkestana," p. 225 ; ibid., "Turkestan," SoZ'enenija III, pp. 518-520 ; ibid., "Ulugbek i ego vremja," II (2), p. 125 n. 33 ; ibid., "O pogrebenii Timura," II (2), pp. 440-441 ; ibid., Dvenadcat' lekij..., pp. 117-119, 174, 177-178.

[28] Cf. V. Berthold, "Dvenadcat' lekirij"..., pp. 177- 178. M . Masson a publié, en 1930, à Tashkent, un article en russe, intitulé "Le mausolée d'Ahmed Yesevi" : Voir F. Köprülü, Î.A., s.v. Ahmed Yesevi.

[29] Cf. Îlk Mutasavviflar, pp. 69-71.

[30] Cf. F. Köprülü, Îlk Mutasavviflar, pp. 66-68.

[31] lbid., p. 35.

[32] Hacim Sultan fut un des Halife de Haci Bektas ; il est cité plusieurs fois dans le Vilâyetnâme de Haci Bektas : voir Abdülbâki Gôlpinarli, Manakib-i Haci Bektas-i Veli "Vilâyet-Nâme", Istanbul 1958, pp. 36, 81-91. Le Vilâyet-Nâme-i Hacim Sultan fut édité et traduit en allemand par Rudolf Tschudi et Georg Jacob, Berlin 1914. Voir F. Köprülü, Îlk Mutasavviflar, pp. 40-44.

[33] Cf. A. Gôlpinarli, op. cit., voir note ci-dessus.

[34] Cf. Vilâyetnâme de Haci Bektas, pp. 5-7..

[35] Cf. F. Kôprülü, Îlk Mutasavvtflar, pp. 40-42.

[36] C f . Vilâyetnâme de Haci Bektas, pp. 14-20. Pour le terme Abdal, voir F. Kôprülü, Les Origines de l'Empire Ottoman, 2e ed., Philadelphie 1978, pp. 113-114 (lère ed. de l'ouvrage, Paris 1935).

[37] Cf. Ilk Mutasavviflar, pp. 96 sq.

[38] Cf. F. Köprülü, Les Origines de l'Empire Ottoman, pp. 118-119. 3 Cf. Türkiye'de mezhepler ve tarikatlar, pp. 199-201.

[39] Cité d'après F. Köprülü,1lk Mutasavviflar, p. 37, note 40.

[40] Cité par F. Kôprülü, d'après un manuscrit privé : cf. Îlk Mutasavviflar, p. 44. Dans le Vilâyetnâme de Haci Bektas, la généalogie du saint s'arrête à Muhammed.

[41] Cf. Îlk Mutasavviflar, p. 92.

[42] Voir note 6. Le nom de Haci Bektas, est également cité dans le Menâkibnâme de Baba ilyas-i Horasânî (voir note 7) : voir p. 169, vers 1994 sq.; p. 170, vers 2003 sq., 2111 sq.

[43] Cf. I. Mélikoff, "L'Islam hétérodoxe en Anatolie," Turcica, XIV, 1982, pp. 142-154 ; ibid, "Recherches sur les composantes du syncrétisme Bektachi-Alevi," Studia Turcologica Memoriae Alexii Bombaci Dicata. Naples 1982, pp. 379-395.

[44] Cf. I. Mélikoff, "Recherches sur les composantes du syncrétisme Bektachi-Alevi," pp. 387-390.

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