Mise à jour le 31 octobre 2004

 

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RECHERCHE SUR UNE COUTUME
DES ALEVIS : MUSAHIP
"FRÈRE DE L'AU-DELÀ"

(extrait de "Sur les Traces du soufisme Turc", Irène Melikoff, Editions Isis Istanbul)

Irène Mélikoff
(turcologue, spécialiste de l'étude des communautés Alevi-Bektashi)

 

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Parmi toutes les coutumes des Alevis, celle du Musahip ou Ahiret Kardesi "Frère de l'Au-delà". m'a toujours intriguée par son caractère ambigu. Cette coutume, avec ses rites a priori étranges, peut donner lieu à toutes sortes de suppositions. C'est à la suite d'une discussion animée avec mon collègue et ami, Frédérick de .Jong, pendant le Congrès Bektachi de Strasbourg, en Juillet 1986, que j'ai décidé de me pencher sur ce problème. Depuis, j'ai eu l'occasion de lire l'excellent ouvrage de Krisztina Kehl-Bodrogi, Die Kizilbash Aleviten, qui contient un chapitre bien documenté sur cette coutume 1. À aucun moment, elle ne la considère comme suspecte. Je dois avouer que si au début, j'ai été tentée de l'associer à d'antiques rites orgiastiques, après l'avoir étudié de près, je crois pouvoir affirmer que, même s ' il y a pu avoir, dans un passé reculé, des rites orgiastiques, comme il y en a dans toutes les civilisations archaïques, cela n'est pas inhérent à cette coutume du "Frère de l'Au-delà".

Les rites orgiastiques imputés aux Alevis, sont censés avoir lieu après la cérémonie du Ayin-i-Djem qui se tient toujours pendant la nuit et garde un caractère secret, à cause des persécutions dont les Alevis ont été victimes. L'orgie est supposée commencer lorsque les chandelles, allumées au début de la cérémonie, s'éteignent. C ' est pourquoi le nom de mum söndü "la chandelle s'est éteinte", est donné à cette cérémonie par ses détracteurs. Mais il faut tenir compte que personne n'a jamais vu ces débordements et que ceux qui en parlent, le font par oui-dire. Cependant, certains détails ouvrent la porte à des conjonctures équivoques. D'abord le fait que seuls les couples mariés peuvent prendre part au Ayin-i-Djem. Cette condition des couples conjoints existe chez tous les Alevis Kizilbash 2. Ensuite dans certaines régions, dans les Balkans et également en Anatolie du nord-ouest et du pourtour méditerranéen, il est fait usage de boissons alcoolisées pendant la cérémonie. La promiscuité qui s'établit entre les sexes par le fait de la présence des femmes et l'usage d ' embrasser chaque participant en entrant dans la salle de réunion, sans discrimination de sexe, peut éveiller des soupçons chez le spectateur non initié 3. Mais je dois cependant reconnaître que bien que j'aie eu maintes fois le privilège de prendre part à cette cérémonie, je n'ai jamais remarqué la moindre faille dans le comportement moral des participants.

Je me limiterai ici à l'analyse de la coutume du Musâhip ou Ahiret Kardesi qui peut être définie comme une fraternité religieuse entre deux hommes qui ne sont pas apparentés, et leurs femmes, fraternité consacrée par le Pir ou Dede — les deux termes ont la même signification — de l'un des deux musâhip. Cette coutume, particulière aux confréries hétérodoxes, est obligatoire chez les Alevis, mais pas chez les Bektachis 4.

Les sociétés turco-mongoles connaissaient la coutume d'un pacte d'amitié liant plusieurs personnes non apparentées et qui était appelé anda. Cette coutume est mentionnée dans l ' Histoire Secrète des Mongols 5. Le terme and se rencontre chez Mahmud al-Kasgarî, dans le sens de " serment" 6. En turc, on a l ' expression and içmek "boire le serment", qui rappelle la fraternité de sang, kan kardeslik, qui est toujours pratiquée en Anatolie. Cependant, cette coutume du kan kardesi "frère de sang", n'est pas identique au musâhip ou ahiret kardesi "frère de l'Au-delà".

Dans le Divan-i Lûgat-it Türk de Mahmud al-Kasgarî, on trouve le mot biste 7:

Ortak bolub bilisdi
mening tawar satisdi
biste bile yarasdi
kizleb tutar tayimi.

"Il se montra mon associé
Il aida à vendre ma marchandise
Il s ' entendit avec le biste
Cachant mon poulain, il le garda."

C'est le regretté Stig Wikander qui a attiré mon attention sur le terme biste, à la suite d'une communication qu'il avait faite au Deuxième Congrès Mithraïque, à Téhéran, en 1975. Remarks on Mihri Yasht". Le türk oriental bistä proviendrait de l'avestique havishta qui signifie "frère" ou "associé". Chaque marchand avait un bistä. Le berceau de l'avestique était le Kharezm, m'a-t-il expliqué, et la turquisation du Kharezm était déjà très avancée au temps où Mahmud al-Kasgarî écrivait son Divan des Langues Türk. En Indo-Iranien, disait Wikander, " the list of social duties always ends with a religious sanction of the system " . Il me fit remarquer que la coutume du biste "frère ou associé" pouvait être rapprochée du m usâhip et que cette coutume existait également dans les corporations artisanales et marchandes. Chaque marchand avait un "frère " ou "associé".

Or, on sait que la corporation des Akhis, en Anatolie, comme toutes les corporations relevant de la Futuvvet , avait un encadrement religieux et qu'il y avait un parallélisme entre les corporations de métier et les ordres de derviches 8. La corporation des Akhis avait surtout des rapports étroits avec le Soufisme hétérodoxe 9. Lorsqu'ils devinrent indésirables, à cause de leur attitude d'opposition à l ' autorité gouvernementale, ils trouvèrent un refuge naturel chez les Bektachis qui ont emprunté beaucoup d'éléments au rituel Akhi 10. C'est sans doute à travers la corporation des Akhis que la coutume du musâhip "associé" ou "frère", est devenu un rite religieux chez les Alevis.

Cette coutume s'est cependant étendue à tout le territoire habité par des populations nomades, en Anatolie Centrale et Orientale, et même au-delà. Le Ikrar kardesi "frère d'initiation " existe chez les Ahl-è Hakk de l'Azerbaydjan iranien, surtout dans la branche appelée Ates baghi. Le Ahiret kardesi "frère (ou sœur) de l'Au-delà" existe également chez les Yezidis 11.

 

La même coutume se retrouve chez les Ahl-è Hakk kurdes : chaque Ahl-è Hakk, dès qu'il atteint l'âge de puberté, doit se choisir un "Frère de l ' Au-delà" dans une famille autre que la sienne. Les partenaires sont soumis à un certain cérémonial. Le "Frère de l'Au-delà " doit être présent à chaque moment important de la vie de son frère, en particulier au moment de son mariage et aussi au moment de sa mort 12.

Le fait que cette coutume se retrouve aussi bien chez les Kurdes que chez les Turcs, pourrait s'expliquer par son origine indo-iranienne, comme le supposait Stig Wikander.

Avant de décrire une cérémonie de Musâhip, telle qu'elle est pratiquée chez les Alevis d'Anatolie Centrale, je vais citer les deux premières strophes d'un nefes (psaume) de Pir Sultan Abdal, le poète le plus vénéré des Alevis Bektachis, après Hatayî :

 

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Eger farz içinde farzi sorarsan
yine farz içinde farz dira musahip)
dört kapidan kirk makamdan ararsan
yine farz içinde farzi musâhip.

Musâhipsiz kisi cem'e gelür mü ?
ettigi niyazlarlar kabul olur mu ?
Muhammed Ali yolundan derman bulur mu ?
vine farz içinde farz dir musâhip 13.

"Si tu me demandes quel est le devoir d'entre tous les devoirs,
le premier d'entre tous les devoirs, est le Musâhip.
Si tu cherches à travers les Quatre Portes et les Quarante Étapes,
le premier de tous les devoirs, est le Musâhip.

Un homme sans Musâhip, peut-il prendre part au Djem ?
Peut-il voir ses prières agréées ?
Peut-il trouver le salut dans la voie de Muhammed Ali ?
Le premier de tous les devoirs est le Musâhip."

 

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En effet, le devoir d'avoir un Musâhip est un des sept farz "devoir obligatoire". Dans la voie de l'Imam Djafer-i Sâdik, il y a Quatre Portes : Sheri'at, Tarikat, Ma'rifet, Hakikat. Chaque Porte a dix Étapes (Makam). Chacun des membres doit connaître les Trois Sünn et et les Sept Farz. Les Trois Sünnet sont : connaître Allah (Tanri-Dieu), Muhammed, Ali. Le premier des Farz, c'est d'avoir un Musâhip. Les Farz sont les sept piliers de la maison du Tarikat : sans eux, on ne peut entrer dans la salle du Djem.

 

Ma description de la cérémonie du Musâhip repose tout d'abord sur l'observation directe, dans les communautés alevies de la région de Sivas. Elle est complétée par un texte fondamental connu sous le nom de Imam Cafer Buyrugu ou tout simplement Buyruk "Ordre sacré". Ce texte repose traditionnellement sur les paroles mêmes de l'Imam Djafer-i Sâdik, mais le texte varie selon les différentes versions. J'ai en ma possession plusieurs versions de ce Buyruk : elles diffèrent totalement entre elles. Il existe une version que l'on trouve couramment en librairie : dans sa première partie, c'est un abrégé d'histoire sainte ; dans sa deuxième partie, c'est un catéchisme Bektachi-Alevi, mais présenté de façon à paraître se rattacher à la religion officielle, le Sunnisme. Je possède également une version très précieuse de ce Buyruk, qui m'a été donné dans un village alevi de la région de Maras 14. Cette version dont la langue est archaïque, ne correspond pas du tout à la version précédente. Elle ne contient que la description de rites et d'instructions, sans histoire sainte. Elle contient des termes et des expressions que chaque Bektachi-Alevi comprendra, mais qui sont difficiles à interpréter pour un non initié : ainsi, par exemple, l'emploi du nom Djebrail pour désigner le coq qui va être sacrifié ; ceci m'a permis d'approfondir certains points relatifs au symbolisme religieux de ce volatile et de le comparer au Malek Tavus des Yezidis 15. II existe d ' autres versions du Buyruk qui peuvent être classées entre ces deux extrêmes, plus ou moins modernisées et épurées.

De même que la cérémonie du Ayin-i Cem est la répétition sur terre d'une cérémonie qui a eu lieu dans l'Au-delà et qui est le Banquet des Quarante (Kirklar Cemi) 16, la cérémonie du Musâhip est la projection sur terre d'une cérémonie qui a eu lieu en dehors du temps et de l'Espace : lorsque le ciel et la terre furent créés, Gabriel (Cebrail) ceignit la ceinture autour des reins d'Adam et ils devinrent frères. Les anges vinrent leur apporter un repas de helva et de pain. Adam en garda une partie pour Eve. Répétant cet acte archétypal, Cebrail vint transmettre au Prophète un ordre de Dieu. Muhammed prit Ali par la main droite et le fit monter sur le minber. Il ouvrit sa ceinture et pressa Ali contre sa poitrine. Tous deux revêtirent la même chemise, de sorte à apparaître comme un seul corps avec deux têtes. Alors le Prophète dit : "Mon sang est ton sang, ma chair est ta chair, mon corps est ton corps, mon esprit est ton esprit, mon âme est ton âme." Alors ses disciples lui dirent : "O Prophète de Dieu, enlevez votre chemise". Le Prophète enleva sa chemise et l'on vit que Muhammed et Ali n ' avaient qu'un seul corps. Le Prophète dit : "Ali et moi, nous sommes les fruits d'un seul arbre". Et prenant Ali par la main, il apposa son pouce contre son pouce. Puis Muhammed descendit du minber, il prit sa ceinture et dit : "Voici la ceinture dont Cebrail m'a ceint pendant la Nuit du Miradj. Maintenant je la ceins autour de tes reins". Il entoura les reins d'Ali de sa ceinture et fit trois nœuds : un au nom de Dieu, un au nom de Cebrail, et le troisième en son nom à lui. Et il dit : "O Ali, tu es mon frère, comme Moïse fut celui d ' Aaron". Puis, en présence de Muhammed. Ali ceignit les reins de Selmân-i Farsî et de Kamber. Les disciples apportèrent à Muhammed du peksimet, du beurre ( yag ) et du helva. Muhammed distribua cette nourriture à tous ceux qui étaient présents, après avoir prélevé une partie que Selmân-i Farsî apporta à Hasan, Huseyin et Fatima-uz-Zehra.

Si on analyse ce récit, on y trouve la réminiscence des cérémonies de fraternité inhérentes aux corporations artisanales de la Turquie médiévale 17. On sait que pendant la cérémonie d'initiation des Akhis, les reins du nouvel adepte étaient ceints d ' une ceinture et qu'un repas rituel suivait. La mention de Selmân-i Farsî, patron des corporations de métier, est très significative 18.

Après cette explication religieuse que l ' on trouera dans le Buyruk, voyons comment se déroule la cérémonie dans un village alevi : lorsque deux garçons ont atteint l'âge de dix ou onze ans et qu'ils sont unis par des liens d ' amitié, ils décident de devenir musâhip. Ils le font d'abord savoir à leurs familles. Si rien ne s ' oppose à ce lien, les familles donnent leur accord. Cependant, on ne peut devenir musâhip que si certaines conditions sont remplies :

•  Les deux musâhip doivent parler la même langue.

•  Ils doivent être du même age, de la même religion, appartenir à la même classe sociale et aux mêmes conditions sociales : un célibataire ne peut devenir le musâhip d'un homme marié ; un homme âgé ne peut devenir celui d'un jeune homme ; un homme ignorant ne peut devenir celui d'un savant ou d'un érudit ; un cheykh ne peut devenir celui d'un derviche.

•  Ils doivent être du même village, de la même ville ou du même quartier.

Si les familles sont d'accord, elles le font savoir à la cérémonie du Djem. Le Dede fait venir les deux futurs musâhip et récite une prière commençant par les mots rituels : "Bism-i Sah. Allah, Allah." Un an devra s'écouler. Si la décision des garçons n'a pas changé au cours de l'année, on procède à la cérémonie. On apporte un mouton qui sera sacrifié. La charge du mouton incombe à la famille du plus âgé des enfants. Cependant, si cette famille n'est pas assez riche, c'est la famille la plus aisée qui offrira le mouton. Les futurs musâhip sont amenés devant le Dede et se tiennent devant lui, les pieds tournés en dedans. Le dede prononce les paroles rituelles. Les deux m usâhip se tiennent mutuellement par la nuque. Par trois fois, chacun attaquera et renversera l'autre. Puis, trois fois de suite, le Dede les frappera dans le dos avec un bâton, en disant : "Allah, Muhammed, Yâ Ali!" Et il prononce la formule : "Puisse Dieu faire durer votre fraternité !"

La description donnée par le Buyruk est plus longue, les prières v tiennent une plus grande place. Les musâhip promettent d'être toujours fidèles à Dieu, à Muhammed, à Ali, et de ne jamais quitter la voie de Huseyin.

Il y a, dans le Buyruk, des rites spéciaux concernant les couples mariés devenant musâhip : les deux musâhip et leurs épouses se couchent sur un tapis et sont recouverts d'un drap. Le Dede prononce les paroles rituelles, puis le drap est retiré et les quatre personnes se lèvent et vont baiser les mains des gens présents, en commençant par le Dede et le Rehber (le guide qui conduit les postulants devant le Dede ou Mürsid). Durant la cérémonie, le nom de Selmân-i Pâk est invoqué. Selmân-i Pâk ou Selmân Farsî était le patron des Akhis, il joue un grand rôle dans le rituel Bektachi-Alevi 19.

Le Dede dira aux Musahip :

Nefsinize uymayin "Ne cédez pas à vos désirs "

Yolunuzdan azmayin "Ne quittez pas la oie juste"

Mali mala cani cana katin "partagez vos biens et vos vies "

Çig lokma yemeyin "Ne mangez pas de bouchée crue (c. à d. ne faites pas de chose illicite) "

Halinize haldas yolunuza "Soyez partenaires dans vos joies"

yoldas olun " et vos peines, soyez compagnons de route".

Puis, on apporte une coupe et chacun boira le dolu 20. On chantera trois nefes de Hatayî' et on dansera trois sema'. Puis, on procédera au repas rituel. La chair du mouton sera partagée entre les participants au Djem (Cem erenleri).

Après le repas, le Dede prononcera une dernière prière qui commencera par : "Bismisah, Allah, Allah..." Il invoquera les martyrs de Kerbela, en commençant par Imam Hasan, Imam Hüseyin. Il terminera par l'invocation chi'ite : Alira bülend-i salavat : lâ fetâ illa Ali, lâ seyf illa Zülfikar.

Puis, vient le gülbenk (prière à haute voix) final :

Üçler, besler, yediler, kirklar, kerem i evliyâ, Allah Allah eyvallah!... Cümle gerçeklerin demine, hû dost!...

Les femmes se lèvent les premières et baisent les mains des gens présents, en commençant par le Dede. Les autres suivent. Les nouveaux Musâhip font le tour de la salle et baisent les mains des douze personnages qui ont tenu les Douze Services rituels 21, en commençant par le Mürsid qui est le même que le Dede. Celui-ci leur dira : " Cette nuit, vous dormirez, tous les quatre, dans le même lit."

Cependant, tous ceux que j'ai interrogés, m'ont dit que la cérémonie du Musâhip s'était passée avant leur mariage. On estime qu'un homme doit avoir un musâhip avant de se marier. Je n'ai donc jamais eu l'occasion d'assister à une cérémonie de musâhip concernant deux couples mariés.

Les liens qui unissent les musâhip ont un caractère social : les musâhip doivent s'ent r aider et aider mutuellement leurs familles, pendant toutes leur vies. Voici, d'après le Buyruk, quelles sont les règles de conduite que doivent avoir les musâhip

Un musâhip peut aller dans la maison de son musâhip sans être invité ; il peut partager, son repas sans être prié ; il doit partager tout ce qu'il possède avec son musâhip, namus disinda "en dehors des relations sexuelles". Il sera le remède de ses peines, le baume de ses blessures, il partagera avec lui ses biens, ses peines, et même ses mécréances. Un musâhip ne peut avoir aucune mauvaise action envers son frère.

Les liens du Musâhiplik sont très forts : les enfants de deux musâhip ne peuvent pas se marier entre eux, tandis que les enfants de deux frères ou soeurs le peuvent. Ces liens durent jusqu'à la mort.

Quand un musâhip veut se marier, son Frère de l'Au-delà doit l'assister. Ils iront tous les deux chercher la mariée, chacun la prenant par un bras.

Si les choses ne se passent pas normalement. c'est-à-dire si le garçon aime une jeune fille autre que celle que sa famille a choisie, ou si la famille de la jeune fille demande un prix trop élevé pour le baslik "prix de la coiffe" 22et que la famille du jeune homme n'est pas en mesure de le verser et si les jeunes gens décident de s'enfuir ensemble, le musâhip doit aider son frère à enlever sa fiancée. L'enlèvement est chose courante et fait partie des coutumes du village. Une fois accompli, les familles sont obligées de s'entendre.

Pendant la cérémonie du henne qui se déroule chez le fiancé, simultanément à celle qui a lieu chez la jeune fille, le henne est d'abord appliqué sur la main droite du musâhip, ensuite sur celle du fiancé.

Le Musâhip escortera les mariés jusqu'à la chambre nuptiale. S'il est lui-même marié, son épouse assistera la nouvelle mariée pendant toutes les cérémonies du mariage.

On peut dire pour conclure que les origines de la coutume du Musâhiplik sont très anciennes. Il semblerait qu'elle ait existé, sous certaines formes, en Asie Centrale, à l'époque des Karakhanides et qu'elle ait eu des ressemblances avec le havishta des lndo-lraniens. L'ancienne institution du bistä à laquelle elle pourrait être rattachée, avait un caractère social. Je pense que cette coutume est différente du anda ou andlik des anciens Türks et des Mongols. L'institution du anda et andlik devrait plutôt être étudiée dans le cadre de la "fraternité de sang".

En Anatolie médiévale, la coutume du musâhip faisait partie du rituel des corporations de métier et plus particulièrement des Akhis auxquels elle a emprunté beaucoup d'éléments. C'est dans le cadre de ceux-ci qu'elle reçut une consécration religieuse. Son caractère sacré se trouva renforcé lorsque la corporation des Akhis se fondit dans l'Ordre des Bektachis.

Malgré certains détails qui peuvent a priori paraître équivoques, notamment ceux qui concernent les couples mariées, je suis persuadée que la coutume du musâhiplik doit être considérée comme une institution de caractère social. Elle se trouve être le propre de sociétés originairement nomades, semi-nomades ou de sédentarisation récente.

 

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1Krisztina Kehl-Bodrogi, Die Kizilbash/Aleviten - Untersuchungen über eine esoterische Glaubensgemeinsclutft in Anatolien, Berlin 1988, pp. 182-208.

2Sur Tes couples conjoints, voir Altan Gökalp, Têtes Rouges et Bouches Noires, Paris 1980, pp 215-219

3Voir notre " La Communauté Kizilbash du Deli Orman."

4Cf. AbdüIbâki Gölpinarli, Alevî-Bektasi nefesleri, Istanbul 1963, p. 328 ; Cahit Öztelli, Pir Sultan Abdul, bütün siirleri, Istanbul 1971, p. 426.

5K. Kehl-Bodrogi cite cette coutume (cf. op. cit., p. 206) en se reférant à W. A. Heissig, Die Geheime Geschichte der Mongolen, Düsseldorf-Köln 1981, pp. 96, 117. Voir aussi Altan Gökalp : op. cit., p. 217. On trouve le terme antliq < and dans Karl Jahn, Die Geschichte der Oguzen des Rasid al-din, Vienne 1969, pp. 58-59 ; et dans A. Zeki Velidi Togan, Oguz Destani : Resideddin Oguznamesi, Istanbul 1972. pp. 65-67.

6Divanü-Lûgat-it Türk, trad. Besim Atalay, I. p. 42 1.10, p. 459,1.6.

7Divanü-Lûgat-it Türk, III, p.71

8 A. Gölpinarli, "Islâm ve Türk Illerinde Fütüvvet Teskilâti ve Kaynaklari," Istanbul Üniv. Iktisat Fakültesi Mecmuasi, XI, Ekim 1949-Temmuz 1950, Istanbul 1953, pp. 3-354 résumé en français : "Les Organisations de la Futuvvet dans les Pays Musulmans et Turcs et ses Origines," Revue de la Fac. des .Sciences Economiques de l'Univ. d'Istanbul, Xl. Oct. 1949-Juillet 1950, Istanbul 1953, pp. 5-49 Franz Taeschner, "Beiträge zur Geschichte der Achis in Anatolien (XIV-XV Jht) auf Grund neuer Quellen," Islamica, IV. Leipzig 1929. pp. 1-47 ibid., "Futuwwastudien, die Futuwwabünden der Türkei und ihre Litterature," Islamica, V, Leipzig (931, pp. 285-333. ibid.. "lslâm Ortacaginda Futuwwa (Fütüvvet) 'Teskilâti," Istanbul °niv. Iktisat Fakültesi Mecmuasi,, XV, Ekim 1953-Temmuz 1954, Istanbul 1955. pp. 1-32.

9Cf. F. 'l'aeschner, "Der Anteil des Sufismus an der Formung der Futuwwa-ideals," Der Islam, XXIV. Berlin et Leipzig 1937, pp. 43-74. Neset Çagatay, Bir Türk Kurumu olan Ahilik, Ankara 1974, pp. 17-19.

10 Cf. Irène Mélikoff, Abd Muslim, le "Porte-Hache" du Khorassan dans la tradition épique turco-iranienne, Paris 1962, p. 65 : références à Fuat Köprülü, Les Origine de l'Empire Ottoman, Paris 1935 (Études Orientales de l'Institut Français d'Archéologie de Stamboul, III). p. 122sq.; ibid, Türk Edebiyatinda Ilk Mutasavviflar, Istanbul 1919, p. 242 sq.

11Cf. Klaus E. Müller. Kulturhistorische Studien zur Genese Pseudo islamischer Sektengebilde in Vorderasien. Wiesbaden 1967, pp. 196-197 ; Djelal Noury, Le Diable promu "dieu essai sur le Yezidisme, Constantinople 1910 (Imprimerie du Jeune Turc), p. 10 ; Roger Lescot Enquête sur tes Yezidis de Syrie et du Djebel Sindjar, Beyrouth 1938 (Mémoires de l'Institut Français de Damas, V), pp. 83-84.

12Cf. G. R, Driver. The Religion of ihe Kurds, BSOS. 11, 2 (1922), pp. 197-213 (surtout pp. 209- 210).

13Cf. Cahit Oztelli, Pir Sultan Abdul, p. 239. poème 159. K. Kehl-Bodrogi attribuc ce poème à Hatayî (voir op. cit., p. 189). Nous citons la dernière strophe du poème, celle qui contient le nom de l'auteur :

Pir Sultan Abdal'im hey kerem kâni
yine sensin dü cihanin sultani
asnani buldun musâhibin kani
yine farz içinde farz dir musâhib

14Cette version est due à Sefer Aytekin. Elle a été publiée à Ankara 1958 (?). K. Kehl-Bodrogi. op. cil., s'y refère égaTement. Mon exemplaire ne contient pas d'indication de date.

15Voir notre "Le Problème Kizilbas", Turcica, VI, 1975. pp. 62-65.

16Voir "le Problème Kizilbash", pp. 63-65.

17Voir I. Mélikoff, "Le Rituel du Helvâ : recherches sur une coutume des corporations de métier dans la Turquie médiévale," Der Islam, vol. 39, 1964, pp. 180-91.

18Cf. Louis Massignon, " Selmân Pâk et les prémices spirituels de l'Islam Iranien," Opera Minora 1, Beyrouth 1963 , pp. 443-483 ibid., "La 'Futuwwa' ou 'pacte d'Honneur Artisanal' entre les travailleurs musulmans au Moyen Age, "Opera Minora I, pp.396-421 (surtout pp. 405-408)

19Voir supra, note 18.

20 Le dolu est un verre de raki, ou parfois de vin. La coupe circule de main en main, chacun en boit une gorgée et la passe à son voisin

21Ce sont les Douze Services : On Iki Hizmet , qui font partie du rituel du Ayin-i Cem .

22Dans les villages, Ta nouvelle mariée porte sur sa coiffe tous ses bijoux et ses pièces d'or, c'est pourquoi Te "prix de Ta coiffe" baslik tient la place du kabin payé par le futur mari lors du mariage musulman.

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