Mise à jour le 13 novembre 2004
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Articles LES BABAS TURCOMANS Irène Mélikoff
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INTRODUCTION Le présent article constituait ma contribution au séminaire commémorant le 700ème anniversaire de la mort de MevIânâ. Il a été publié d'après le texte de ma communication, sans notes. J'y ai ajouté les quelques notes indispensables. À cette époque, je venais seulement de commencer mes recherches sur le soufisme populaire en Anatolie, aussi cette étude me parait-elle aujourd'hui très insuffisante. Cependant, la direction qu'allaient prendre mes travaux était déjà tracée. J'avais déjà pressenti l'importance d'un Dede Garkin qui mériterait à lui seul des recherches plus approfondies. Dans cette dernière décennie, d'importantes découvertes ont été faites sur l'histoire de la révolte des Baba'is, qui rendent désuets des ouvrages antérieurs ayant abordé ce sujet. Il y a notamment l'importante chronique d'Elvan Celebi. Menâkibu'l Kudsiyye fi Menâkibu'l Ünsiyye qui avait été signalée, il y a une vingtaine d'années, par Mehmed Onder, mais qui a été éditée et étudiée par A. Yasar Ocak. Cette chronique nous apprend que celui qu'on avait surnommé Baba Resul n'était pas Baba Ishak, comme on l'avait cru jusqu'à présent, mais Baba Ilyas-i Horasanî, qui fut le maître de Hadji Bektach. Elle nous apprend aussi que Dede Garkin fut le Cheikh de Baba Ilyas. Une étude plus poussée de ce personnage qui est mentionné dans la région d'Elbistan, permettrait d'élucider les rapports entre Baba Ilyas qui s'était soulevé dans la région d'Amasya, et Baba Ishak surnommé Samî, "le Syrien". Elle pourrait expliquer pourquoi les auteurs contemporains, tels Ibn-i Bibi et aussi Eflâkî, ont confondu les deux Babas, et par là même définir la part qui revient à chacun d'eux. --------------------- Nous nous trouvons rassemblés dans cette belle ville de Konya, grand centre de culture seldjoukide, pour honorer la mémoire du penseur universel que fut MevIâna Celâleddin Rumî dans le rayonnement duquel se rassemblèrent les érudits, les penseurs et les mystiques de son temps. Dans cette société raffinée, imprégnée, de culture iranienne, le persan, langue de la Cour et des lettres, servait de moyen d'expression. Cependant, parallèlement à cet épanouissement de culture islamique et seldjoukide, d'influence iranienne, qui dominait dans les milieux sédentaires et urbains, co-existait, dans cette Anatolie médiévale, un autre aspect, une autre face dont l'importance pour l'histoire culturelle et sociale de la Turquie , est non moins considérable. En effet, à côté de cette population sédentarisée et iranisée des centres urbains, dans les campagnes, dans les montagnes, dans les lieux où la culture pénétrait lentement et difficilement, vivait et prospérait une population pleine de force et qui, peu à peu, par sa vitalité et son ardeur guerrière, arrivera à supplanter la dynastie seldjoucide, à s'imposer en Anatolie et à donner naissance à l'Empire Ottoman. Il s'agit des Turcomans, des tribus nomades ou semi-nomades, en majorité oghuz, dont l'émigration en Anatolie s'intensifie, dans ce deuxième quart du XIII e siècle, devant le flot croissant de l'invasion mongole. Dans les montagnes, dans les régions frontières, dans les « bozkir » de l'Anatolie, se mouvaient des tribus semi-nomades ou nomades, sur qui la culture arabo-persane n'avait pas encore eu de prise, population parlant le turc, déjà en grande partie musulmane, mais qui, tout en étant animée de la foi du néophyte, avait conservé une religiosité populaire très proche de leur croyance chamanique d'origine. Ces Turcomans, non encore façonnés par l ' enseignement de la medrese, n'avaient pas encore rompu avec les traditions et les cultes ancestraux. Chez ces populations où prévalait encore l'organisation tribale, à côté du Beg, chef politique, il y avait un personnage dont l'importance, dans la société nomade, était considérable : c'était le chef spirituel, le dede ou le baba, qui gardait encore toutes les prérogatives de l'ancien Kam-ozan et qui détenait entre autre le pouvoir de transgresser le temps et l'espace, d'accomplir des miracles, tels se métamorphoser en oiseau, de faire mouvoir des pierres, de déplacer les rochers, etc... La littérature populaire a cristallisé l'image de ce personnage sous les traits d'un Dede Korkut, d'un Sari Saltuk Dede et, grâce à la persistance de la tradition, il survit encore sous les traits d'un Hadji Bektas. Cependant Hadji Bektash dont le souvenir imprègne encore la religiosité populaire de l'Anatolie et dont la renommée est parvenue jusqu'à nous, grâce au fait qu'il devint, par la protection d'un prince de la dynastie ottomane, le patron du corps des Janissaires et que son influence s ' est trouvée accrue parce qu'elle était liée à la puissance de cette armée d'élite qui conférait à l'ordre des Bektashi une position privilégiée dans l'Empire, Hadji Bektash est loin d'avoir été le seul parmi les Babas Turcomans qui ont exercé un rôle d'éducateur sur les populations non encore sédentarisées de l'Anatolie médiévale. Eflâki, dans son Menakib-ul-Arifin 1, nous livre le nom de plusieurs de ces Babas qui entretenaient des relations amicales avec Mevlâna Celâleddin Rûmî. Et le Vilâyetnâme de Hadji Bektash 2, de son côté, mentionne les relations de son héros avec Mevlâna. Parmi les différents Babas dont Eflâki cite le nom, en rapport avec Mevlâna, il y a bien entendu Hadji Bektash lui-même qui, selon le témoignage de cet auteur, pratiquait un Islam assez peu conformiste, ne trouvant pas nécessaire de suivre à la lettre la loi du Prophète, ni de faire les prières rituelles 3 D'après ce même Eflâki, Hadji Bektas était un disciple, un halife de Baba Ishak, dit Baba Resul-Allah, qui fut l'instigateur du mouvement insurrectionnel des tribus turcomanes contre le gouvernement seldjoucide, connu sous le nom de Révolte des Baba'îs. La description que nous donne Ibn-i Bibi, complétée par la narration de Simon de Saint Quentin 4, nous permet de retrouver en Baba Ishak ce chef spirituel encore très proche du Chamanisme ancestral, champion zélé d'une foi islamique encore mal assimilée, et qui, tout en se proclamant le défenseur de la pureté de la religion, prêchant la déchéance du Sultan Giyaseddin Keyhusrev II qui s'adonnait à la boisson et au péché, prétendait encore détenir le pouvoir de faire des miracles, de communiquer avec l'Au-delà et se donnait comme un envoyé de la Divinité. Parmi les disciples de Baba Ishak mentionné par Eflâkî, nous trouvons le nom de Barak Baba qui fut également lié à Hadji Bektash. Barak Baba, bien qu'étant un musulman zélé, pratiquait lui aussi un Islam peu conformiste, encore très proche du Chamanisme ancestral. Toujours d'après Eflâki, les disciples de Barak Baba fondèrent en Anatolie une tarikat appelée Barakiyyun 5. Ce Barak Baba était en rapport avec le célèbre Sari Saltuk Dede, lui aussi lié à Hadji Bektash et dont Ibn Battuta dira, dans la relation de ses voyages (1325-1354), que c'était un dévôt extatique, mais que ses pratiques étaient surtout contraires à la Shariat.6 Je citerai encore, parmi les disciples de Baba Ishak, dont le nom se trouve mentionné par Eflâki, Buzagu Baba qui se rendit à Konya et réussit à gagner la faveur du seldjoukide Rükneddin, ce qui déplaisait à MevIâna.7 II n'est pas possible de multiplier ici la liste de tous les Babas Turcomans, contemporains de MevIâna, mais j'en citerai encore deux, particulièrement importants pour l'histoire de cette époque. D'abord le célèbre Baba Ilyas, l'ancêtre de l'historien Ashikpashazade, qui continua la révolte des Baba'îs après la mort de Baba Ishak, en 1239. Nous savons, par le témoignage d'Ashikpashazade, que c'est vers Baba Ilyas qui se trouvait alors à Sivas, que se rendirent Hadji Bektas et son frère Mentes, venus du Horasan. Tandis que Hadji Bektash se rendait à Kirshehir et à Kayseri, son frère Mentes le quitta pour retourner à Sivas, auprès de Baba Ilyas, où il fut tué, pendant la révolte des Baba'îs8. Le fondateur de la dynastie des Karamanoglu, Nure Sufi, était un des disciples de Baba Ilyas. D'après Ashikpashazade, le célèbre Geyikli Baba 10 dont le türbe se trouve près de Bursa, à Inegôl, était, lui aussi, un disciple de Baba Ilyas. Le Sultan Ottoman, Orhan Gazi, avait pour ce saint homme une grande vénération et lui fit construire une zaviye, ce qui constitue un lien de plus entre les Babas Turcomans et la dynastie ottomane. Il y a un autre personnage sur qui je voudrais particulièrement insister, car il se pourrait que des recherches à venir, et notamment un ouvrage que nous promet très prochainement M. Mehmet Onder, lui confère une importance considérable : il s'agit de Dede Garkin qui a donné son nom à une zaviye située dans la région d ' Elbistan, à Göksun, et dont le souvenir est vivant dans la tradition populaire anatolienne. Je ne parlerai pas de la source historique très importante découverte par M. Mehmet Ônder 11, car cela lui revient, mais je citerai un passage du Vilâyetname de Hart Bektas qui n'a pas encore attiré l'attention qu'il mérite (cf. Vilâyetname, éd. A. Gôlpinarli p. 21-22) : il y est dit que Hadji Bektash pénétra au pays du Rûm, par le pays de Zülkadir, c. à. d. par la région d'Elbistan (cf. Vilâyetname p. 18). Il y fit un disciple du nom de Ibrahim Hadji à qui il donna un couvre-chef distinctif en peau de cerf. Il confia à ce dernier la région de Zülkadir, avec les pays habités par les tribus oghuz Uçok et Bozok. Cependant, les fils de Dede Garkin vinrent protester contre le port du bonnet en peau de cerf porté par Ibrahim Hadji et ses disciples. Ce bonnet, disaient-ils, appartenait au tarikat de Dede Garkin. La coiffure des Bektashî était le Elifî Tâc et le Hüseynî Tâc. Et, selon le Vilâyetname, il y eut beaucoup de discordes à ce sujet. De ce témoignage précieux, nous pouvons tirer la conclusion suivante : on peut supposer l'existence, dans la région d'Elbistan, d'une tarikat à la tête de laquelle se serait trouvé un Baba Turcoman nommé Dede Garkin. Ce Dede Garkin était probablement plus ancien que Hadji Bektash., et sans doute en rapport avec lui 12. Il y eut des rivalités entre les disciples de Dede Garkin et ceux de Hadji Bektash. Il se peut même que Baba Ishak dont le mouvement commença précisément dans les régions de Samosate et Maras, avant de gagner Malatya, Sivas, puis enfin Tokat et Amasya où Baba Ishak trouva la mort, ait été en rapport avec Dede Garkin. Cette région d'Elbistan a pu être, dans le 2 e quart du XIII e siècle, un centre de prosélytisme et de propagation de la culture islamique parmi les tribus Turcomanes ; la foi prêchée par ces Babas Turcomans étant bien entendu encore très proche des croyances ancestrales et, comme l'attestent Eflâki et Ibn Battuta, souvent peu conformiste et parfois même contraire à l'orthodoxie musulmane. Ainsi, parallèlement aux grands courants mystiques dont l'enseignement de MevIâna Celâleddin Rûmî fut un des plus beaux exemples, nous voyons se développer en Anatolie des courants de ferveur et de mystique populaires, dont les doctrines étaient propagées par les Babas Turcomans, dans une langue et sous une forme accessibles au peuple des « bozkir ». Nous sommes encore mal renseignés sur les idées religieuses de ces différents Babas. Cependant une chose parait certaine : bien que ces prédicateurs encore très proches des Kam-ozan ancestraux, n'aient pas toujours prêché des doctrines conformes à l'orthodoxie officielle, rien ne laisse supposer, à cette époque, l'existence d'éléments chi'ites extrémistes qui apparaîtront plus tard chez les Bektachis. Il n'entre d'ailleurs pas dans le cadre de notre présente communication de parler de ces éléments. Les enseignements propagés par les Babas Turcomans, co-existaient parallèlement aux courants de haute spiritualité, tel celui de MevIâna. Une chose parait certaine : les rapports entre un maître tel que Mevlâna Celâleddin Rûmî et les Babas Turcomans paraissent avoir été des rapports de tolérance et de bienveillance d'une part, de respect et de vénération de l'autre.
1 Ahmed Eflâkî, Manâkib al-Ârifin, éd. T. Yazici, Ankara 1959, 2 vol. 2 A bdülbâki Gölpinarli, Manâkib-i Haci Bektas-i Velî "Vilâyet-Nâme", Istanbul 1958. 3 Eflâkî, op. cit., pp. 381-383, 498. 4 Cf. CI. Cahen, "Baba Ishaq, Baba Ilyas, Hadjdji Bektash et quelques autres", TURCICA 1 (1969). La découverte de la chronique d'Elvan Celebi, écrite au XIV° siècle, Mendkibu'l-Kudsiyye fi Menâsibu'l-Ünsiyye (Baba Ilyas-i Horasânî ve sülâlesinin menkâbevi tarihi), et les études de A. Yasar Ocak nous obligent à changer nos conceptions sur la révolte des Baba'is. D'après Elvan Çelebi, Baba Resul aurait été son aïeul Baba Ilyas. Voir Elvan Çelebi, Mendkibu'l-Kudsiyye fi Menâsibu'l-Ünsiyye, hazirlayanlar : Isma'il E. Ertinsal ve A. Yasar Ocak, Istanbul 1984 ; A. Yasar Ocak, La révolte de Baba Resu! ou la formation de l'hétérodoxie musulmane en Anatolie, Ankara 1989. 5 Eflâkî, pp. 848-883 ; Vildyet-Nâme, pp. 82, 90. Sur Barak Baba. voir Fuat Koprülü, Influence du Chamanisme turco-mongol sur les ordres mystiques musulmans, Istanbul 1929 ; Abdülbâki Gölpinarli, Yunus Emre ve Tasavvuf Istanbul 1961, pp. 252-279 ; A. Yasar Ocak, La révolte de Baba Resul, pp. 105-110. 6 Sur San Saltuk, cf. Ibn Battûta, Travels in Asia and Africa (1325-1354), trad. et éd. H.A.R. Gibb, London 1965 (5ème éd.), pp. 153, 165, 352. 7 Sur Baba Merendî (Buzagu Baba), voir Eflâki, pp. 146-147. Voir aussi A. Yasar Ocak, La révolte de Baba Resul, pp. 100, 112. 8 Cf. Âsikpashazâde, éd. Âli, Istanbul 1332, pp. 204-206 ; éd. Atsiz, Istanbul 1949, pp. 237-238. 9Cf. A. Yasar Ocak, La révolte de Baba Resul. pp. 98-99. 9 9Cf. A. Yasar Ocak, La révolte de Baba Resul. pp. 98-99. 10 Cf. Âshikpashazâde, éd. Âli, pp. 196, 199 ; éd. Atsiz, pp. 231, 235. A . Yasar Ocak, La révolte de Baba Resul, pp. 118-122. 11 C'est Mehmed Ônder qui, le premier, avait signalé le manuscrit d'Elvan Çelebi. 12 L'étude du Menâkibname de Baba Ilyas a confirmé nos hypothèses. Dede Garkin était un Baba turcoman émigré en Anatolie, et il fut le Cheikh de Baba Ilyas : voir Menâkibu'l-Kudsiyye... et aussi A. Yasar Ocak, la révolte de Baba Resul. pp. 50-53. *** |
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